Les amours blessées
pensif, aisément blessé par autrui. Il se disait esseulé au milieu du monde. Pierre m’expliqua que son ami ne se consolait pas de s’être vu obligé de quitter son pays angevin où il avait connu jadis de si douces heures aux bords de la Loire.
Par la faute de son frère aîné, René, qui était brutal, dépensier, mauvais coucheur, cynique et jouisseur, cette branche de la famille du Bellay était à peu près ruinée. Le domaine vendu, la fortune paternelle dilapidée, il ne restait à Joachim que ses doigts pour écrire et ses yeux pour pleurer. Parent des illustres du Bellay de l’autre branche, Guillaume, le gouverneur du Piémont et Jean, l’opulent prélat, Joachim se refusait à accepter une déchéance qu’il avait subie sans en être le moins du monde responsable, ce qui ulcérait par ailleurs sa fierté.
L’aspect arrogant et parfois un peu catégorique de son œuvre, qui l’avait fait mal voir de certains, s’expliquait par la nécessité où il se trouvait de redonner du lustre à son nom. Il se parait des haines soulevées comme de quartiers de noblesse supplémentaires et tirait orgueil de s’être illustré par son mépris des imbéciles.
Sans doute parce que je n’étais en rien mêlée à cette querelle, je ne me laissais pas abuser par le masque qu’il portait et devinais sans peine la finesse de son âme.
La très réelle et franche amitié qu’il vouait en outre à Pierre entra aussi pour beaucoup dans la sympathie que j’éprouvai bientôt à son égard.
De tous ceux que Ronsard fréquentait alors, de tous les amis plus ou moins sincères qui l’entouraient tant à Paris que dans nos provinces, du Bellay fut sans conteste le plus fidèle et le meilleur. Fondée sur une estime réciproque et des affinités essentielles, leur amitié dura tant que vécut Joachim.
Peut-être était-ce la prescience de sa fin prématurée, de sa vie si tôt interrompue, qui faisait parfois passer dans le regard du jeune condisciple de Pierre une nostalgie que nous mettions sur le compte de la perte de son patrimoine… Peut-être était-ce également ce pressentiment qui le poussait à écrire sans désemparer et à publier avec une hâte que beaucoup jugeaient excessive ?
Quoi qu’il en soit, ni la rivalité d’auteurs, ni la perfidie de certains membres de leur entourage, ni le long séjour que fit Joachim en Italie ne parvinrent à désunir Pierre et son ami, non plus qu’à les détourner d’une entente qui ressemblait à de la complicité. Je puis également soutenir sans vanité mais avec satisfaction que je partageais l’affection que Ronsard vouait à du Bellay. Mon intrusion dans leurs relations n’en perturba en aucune façon le cours. Pour une fois, la présence d’une femme entre deux hommes ne modifia pas la nature de leurs rapports amicaux et notre trio traversa sans encombre l’épreuve souvent destructrice du compagnonnage partagé.
Nous n’étions pas vraiment des étrangers l’un pour l’autre, tant Pierre avait pris plaisir à décrire à chacun de nous le caractère de celui dont il l’entretenait. Joachim devait être aussi désireux de me connaître que je l’étais de mon côté de le rencontrer.
Ce fut d’abord au milieu des festivités religieuses, familiales et mondaines de la Noël que nous nous sommes vus.
Jean était revenu à Courtiras pour cette occasion. Comme toujours quand il se trouvait là, je recevais et sortais bien davantage qu’à l’ordinaire afin de noyer sa jalousie envers Pierre dans un flot de relations et d’activités diverses : parties de chasse, concerts, jeux de société comme les cartes, les tarots, les échecs ou ce nouveau trictrac qui unissait les dés aux dames et faisait fureur, bals, paume, tir à l’arc, courses à la bague, conversations courtoises autour d’une table bien servie, tout m’était bon pour inviter et nous faire inviter.
Le bruit du recueil de ses Odes aidant, Ronsard était en passe de devenir célèbre dans notre Vendômois. Il n’y avait plus de réunions sans lui. Il amenait à sa suite du Bellay, également connu pour ses écrits, de sorte que personne ne pouvait trouver à redire en nous voyant tous trois rire et bavarder de compagnie.
Les fêtes passées, mon mari repartit s’occuper de sa charge.
Par ailleurs, Claude de Musset, Marie et leurs enfants s’en étaient retournés depuis novembre à Blois où leur maison transformée et embellie les attendait.
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