Les amours du Chico
parce qu’elle avait
cru comprendre qu’elle était toujours son adoration, sa madone, la
seule qu’il eût jamais aimée et qu’il aimerait jusqu’à son dernier
souffle.
Et Pardaillan qui souriait, d’un sourire presque paternel,
l’entendit crier d’une voix qui s’efforçait d’être bougonne, mais
où perçait, quoi qu’elle en eût, le ravissement de son cœur :
« Barbara, Brigida, vite, le couvert dans mon cabinet… le
couvert de grande cérémonie. Laura, à la cave, ma fille, et montez
les plus vieux vins et les meilleurs. Voyez s’il ne reste pas
quelques bouteilles de vouvray, montez-en deux… et deux de beaune,
et du xérès, de l’alicante, du porto. Enfin voyez, remuez-vous, ma
fille. Isabel, choisissez la volaille la plus grosse et la plus
dodue, saignez-la, plumez-la proprement et portez-la vivement à mon
père. »
Et à son père, qui trônait, de blanc vêtu, dans la cuisine
reluisante, entouré de ses marmitons, gâte-sauce, aides et
apprentis :
– Vite, padre, aux fourneaux, et préparez un de ces dîners
fins comme vous en feriez pour Mgr d’Espinosa lui-même !
Et la voix tendrement bourrue de Manuel qui répondait :
– Eh ! bon Dieu ! fillette, quel client illustre
avons-nous donc à satisfaire ? Serait-ce pas quelque infant,
par hasard ?
– Mieux que cela, mon père : c’est le seigneur de
Pardaillan qui est de retour !
Et l’accent triomphal, la profonde admiration avec laquelle elle
prononçait ces simples paroles en disaient plus long que le plus
long des discours. Et il faut croire qu’elle n’était pas seule à
partager cet enthousiasme, car le digne Manuel lâcha aussitôt ses
fourneaux pour aller faire son compliment à cet hôte illustre.
C’est que Pardaillan ignorait que son intervention à la corrida
et la manière magistrale dont il avait estoqué le taureau l’avait
rendu populaire.
On savait qu’il avait risqué sa vie pour sauver celle de
Barba-Roja – qu’il avait cependant des motifs de ne pas aimer
puisqu’il lui avait infligé une de ces corrections qui comptent
dans la vie d’un homme et dont la cour et la ville s’étaient
entretenues plusieurs jours durant. On connaissait son arrestation
et la manière prodigieusement inusitée qu’il avait fallu employer
pour la mener à bien.
Enfin – mais ceci on le chuchotait tout bas – on savait qu’il
s’était attiré l’inimitié du roi en prenant énergiquement la
défense du Torero menacé. Or, le Torero était la coqueluche,
l’adoration des Sévillans en particulier et de tous les Andalous en
général.
Tout ceci faisait que Pardaillan était également admiré et de la
noblesse et du peuple. Seulement, malgré cette admiration, on n’eût
pas trouvé un courtisan qui n’eût été heureux de se couper la gorge
avec lui. En revanche, dans le peuple et la bourgeoisie, on n’eût
peut-être pas trouvé un seul homme qui n’eût été fier de se faire
hacher comme chair à pâté pour lui.
Tandis que la vieille Barbara, aidée de la servante Brigida,
toute ronchonnant – pour ne pas en perdre l’habitude – se hâtait de
mettre le couvert « de grande cérémonie », comme avait
ordonné Juana, Pardaillan dût subir le compliment, d’ailleurs très
sincère, du père Manuel qui, ce devoir accompli, se rua à ses
fourneaux en jurant que le « seigneur de Pardaillan aurait un
de ces fins dîners comme il en avait rarement fait de pareil, même
en France, pays réputé pour sa cuisine ».
Enfin, le couvert fut dressé, les premiers plats furent posés à
côté des hors-d’œuvre, rangés en bon ordre. Juana, idéale servante,
aussi jolie et agréable à contempler que discrète, vive, adroite
dans ses manières, commença son service, seule, ainsi que l’avait
demandé Pardaillan.
Le dîner de Manuel n’était peut-être pas l’incomparable
chef-d’œuvre qu’il avait pompeusement annoncé, mais les vins
étaient authentiques, d’âge respectable, onctueux et veloutés à
souhait, les pâtisseries, fines et délicates, les fruits délicieux.
Et le gracieux sourire de la mignonne servante volontaire aidant,
Pardaillan, qui avait pourtant fait dans sa vie aventureuse bien
des dîners plantureux et délicats, put compter celui-ci parmi les
meilleurs.
Il convient de rappeler que les circonstances particulières dans
lesquelles il le faisait aidaient bien un peu à le lui faire
trouver parfait.
Mais tout en mangeant avec ce robuste appétit qui
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