Les Amours qui ont fait la France
serait plus doux à mon cœur de vous voir demeurer ici près.
Puis, l’ayant embrassé, elle éclata en sanglots admirablement feints, bien qu’un peu bruyants, et murmura :
— Partez, puisque telle est votre volonté ; moi, je m’en vais prier pour vous.
Elle baisa encore, fort pudiquement, le duc de Touraine qui accompagnait son frère et, quand l’armée royale eut passé la poterne, elle rentra dans ses appartements où l’attendait son favori Bois-Bourdon.
— Belle journée, cher Bourdon, dit-elle en souriant.
C’était exprimer bien faiblement la joie immense qui l’enivrait.
Car elle savait qu’elle pouvait tout espérer de cette expédition. Trouvant peu sûr de se fier uniquement aux risques de la guerre pour se débarrasser de son mari – et reculant tout de même devant l’assassinat toujours dangereux –, elle avait organisé une effrayante mise en scène destinée à frapper l’esprit défaillant du pauvre roi.
Depuis quelque temps, en effet, Charles VI montrait une nervosité assez inquiétante. À plusieurs reprises, on l’avait vu « faire des gestes indignes de la majesté royale », à cause d’un cri d’enfant ou parce qu’une porte s’était ouverte un peu trop brusquement…
Aussi Isabeau avait-elle eu l’idée d’utiliser cette anxiété maladive pour achever de rendre fou le roi de France. Un incident, dont elle avait réglé avec soin tous les détails, devait se produire en route et causer à Charles VI une telle frayeur qu’aucun médecin ne pourrait jamais l’en guérir.
Le duc de Touraine emportait à ce sujet des consignes précises, car c’est lui qui était chargé d’organiser l’affaire.
Et la reine pensait avec volupté que, si le coup réussissait, elle pourrait enfin régner avec son jeune amant…
Tandis qu’Isabeau rêvait de tenir les rênes du pouvoir, la petite troupe dirigée par le roi marchait sur Saint-Germain-en-Laye où devait avoir lieu la première étape. Elle y arriva dans la soirée.
À cette époque, les expéditions guerrières prenaient souvent l’allure de promenades. Charles VI, se trouvant bien en ce magnifique château d’où il pouvait voir les clochetons et les murailles de Paris, décida qu’il y resterait quelques semaines. Des fêtes eurent lieu, et le roi s’amusa grandement, oubliant quelque peu Craon, Clisson et le duc de Bretagne.
Informée de ce qui se passait à Saint-Germain, Isabeau entra dans une violente colère et envoya au duc de Touraine un message secret l’enjoignant de faire pression sur le roi pour que le départ eût lieu promptement.
Le lendemain, l’armée royale quittait Saint-Germain-en-Laye et se dirigeait sur Le Mans que Charles VI atteignit au début de juillet.
Hélas ! à peine arrivé dans cette ville, il se mit à tenir des propos insensés et à courir dans les rues comme un enfant. On eut beaucoup de mal à le rattraper, car il détalait « tel un homme qui eût été privé de rate ».
Un médecin, appelé aussitôt, parla d’« empoisonnement, qui troublait la pensée du souverain ».
— Qui donc, disait-on, serait assez criminel pour s’attaquer à l’esprit de notre gentil sire ?
Seul le duc de Touraine eût peut-être pu répondre…
Il s’en gardait bien, naturellement, tout occupé qu’il était à mettre à profit les trois semaines que devait durer la maladie du roi pour préparer minutieusement l’ incident imaginé par Isabeau.
Lorsque tout fut au point, il dit à son frère que le temps était peut-être venu de reprendre la route. Et, le 5 août, bien que le roi continuât de passer « de sombres apathies à des accès de fureur », l’armée royale quitta Le Mans sous un soleil « âprement chaud ».
Au moment où la troupe entrait dans la forêt du Mans qui couvrait alors la rive droite de l’Huisne, un homme de haute taille, couvert de haillons, ayant la tête et les pieds nus, s’élança tout à coup vers le cheval de Charles VI. Se saisissant de la bride, il cria d’une voix terrible :
— Ne va pas plus loin, noble roi, car tu es trahi !
« Alors, nous dit un chroniqueur [117] , l’imagination du roi, déjà troublée, lui fit ajouter foi à ces paroles, et un nouvel incident acheva d’égarer ses esprits. Un des hommes d’armes qui chevauchait à ses côtés, se trouvant trop pressé dans la foule, laissa tomber à terre son épée. Au bruit du fer, le roi fut saisi tout à coup d’un accès de
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