Les Amours qui ont fait la France
l’entraînèrent rapidement hors de la salle de danse. Ils voulaient le conduire dans sa chambre ; Charles les repoussa et courut vers l’appartement de la reine. Celle-ci, dès les premières flammes, s’était enfuie, persuadée que le roi allait périr. Elle attendait, assise sur son lit, qu’on vînt lui annoncer qu’elle était veuve. Lorsque Charles VI parut, hilare, elle s’évanouit.
Rapidement ranimée, elle déclara que cette syncope avait été causée par une joie trop grande. En réalité, elle était complètement effondrée. Tout s’écroulait encore une fois. Il lui fallait chercher un autre moyen de se débarrasser du roi.
Contrairement à ce que certains historiens ont prétendu, cette soirée tragique, qui reste dans l’Histoire sous le nom de Bal des Ardents, n’amena aucune aggravation dans l’état de santé de Charles VI. Émerveillé plus qu’effrayé par les flammes, il conserva de l’incendie un excellent souvenir.
Malheureusement, le 15 juin 1394, le pauvre souverain eut une rechute et, nous dit un chroniqueur, « son esprit se couvrit de ténèbres épaisses ». Il sombra dans une sorte d’abattement coupé de crises terribles pendant lesquelles il perdait complètement la notion de sa personnalité. Dans ces moments-là, il prétendait n’être pas marié et n’avoir jamais eu d’enfants. Il affirmait aussi qu’il s’appelait Georges et que ses armoiries étaient un lion traversé d’une épée.
Idée bizarre qui le conduisait à gratter frénétiquement ses véritables armoiries lorsqu’il les apercevait sur un mur ou sur sa vaisselle.
Parfois, il dansait de façon grotesque. À d’autres moments, ses familiers le rencontraient, courant à perdre haleine, dans les couloirs de l’hôtel Saint-Pol.
— Je suis poursuivi, criait-il, tuez-les !…
Un jour, au cours d’une crise particulièrement grave, il alla se coucher sur son lit. Aux princes qui vinrent le voir, accompagnés d’un médecin, il hurla :
— N’approchez pas et ne me touchez pas, vous me casseriez !
Il se croyait en verre.
Dès lors, pour éviter d’être brisé par ses amis, il exigea qu’on le bardât d’attelles de fer.
Puis il se prit de dégoût et même de haine pour Isabeau. Lorsqu’il la voyait, il entrait dans une grande fureur et criait :
— Quelle est cette femme dont la vue m’obsède ? Sachez si elle a besoin de quelque chose et délivrez-moi comme vous pourrez de ses persécutions et de ses importunités, afin qu’elle ne s’attache plus à mes pas.
À plusieurs reprises, il voulut la frapper, ce qui déplut à Isabeau, « pour ce que la reine, nous dit un historien, n’était pas d’une classe où les femmes ont coutume d’être battues ».
Elle quitta alors l’hôtel Saint-Pol pour aller s’installer avec son amant, le duc de Touraine, en l’hôtel Barbette, qu’elle avait acheté pour mener en toute tranquillité sa vie scandaleuse. Et le pauvre roi demeura seul avec ses angoisses, ses visions étranges et ses fantômes.
De temps à autre, pourtant, il recevait la visite de sa belle-sœur, la jolie Valentine Visconti, pour laquelle il conservait un « très tendre sentiment ». Lorsqu’il la voyait entrer dans sa chambre, son regard brillait, et il lui tendait les bras, comme un enfant.
— Comme elle est belle ! disait-il.
Et il lui baisait les lèvres.
Témoignage de tendresse que la charmante Milanaise acceptait volontiers, en souvenir du temps, bien proche, où le roi était son amant…
Hélas ! un jour, le duc de Touraine, sur l’ordre de la reine, envoya Valentine à Châteauneuf-sur-Loire, et Charles vécut délaissé de tous.
Pendant six mois, il ne reçut aucun soin de personne. Croupissant dans la crasse, il ne songeait pas à changer de linge et eut bientôt le corps rongé de vermine. Couvert de pustules, la barbe inculte, les ongles longs, pâle et maigre, il finissait par ressembler au vieillard halluciné de la forêt du Mans…
Des heures durant, il errait dans les couloirs, parlant seul ou se disputant avec des personnages invisibles.
Tandis que le roi de France promenait lamentablement ses haillons pouilleux dans les salles de l’hôtel Saint-Pol, Isabeau menait une vie fort agréable et fort joyeuse en son hôtel Barbette.
Pourtant, les fêtes galantes et les nuits chaudes ne lui faisaient pas oublier ses buts ambitieux. Un soir, sachant que Charles VI était dans une période calme, elle alla
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