Les Amours qui ont fait la France
que j’endure, je les supplie de ne point me torturer plus longtemps et de me faire promptement mourir.
Ces étranges propos furent connus rapidement du menu peuple parisien, qui les commenta à sa façon.
— Voilà bien la preuve, dirent les braves gens, que la maladie du roi n’est pas naturelle.
Et certains, qui étaient fort écoutés à cause de leur bon sens ou simplement parce qu’ils tenaient une taverne, donnaient volontiers leur avis sur la question.
— Croyez-moi, disaient-ils, une démence aussi bizarre ne peut venir que de philtres propres à embrumer les esprits. Lorsque les fumées vénéneuses de ces maléfiques enchantements se dissipent, messire Charles retrouve pour quelque temps son calme et son sain jugement des choses… Puis quelqu’un lui verse de nouveau quelques gouttes d’un breuvage empoisonné, et il replonge dans la folie…
— Quelqu’un ? Mais qui donc, mon compère ? demandaient les braves gens en clignant de l’œil droit.
— Bah ! répondaient les autres en clignant de l’œil gauche, certaines personnes qui, peut-être, voudraient régner à la place de notre gentil sire…
— Le ciel nous a donné une fière putain, concluaient les braves gens. Elle et son amant conduiront le royaume à la ruine.
La reine et le duc d’Orléans s’affichaient, en effet, avec si peu de pudeur que personne n’ignorait plus leur liaison.
Au début de 1405, ils passèrent plusieurs jours ensemble au château de Saint-Germain et se conduisirent publiquement d’une façon tellement scandaleuse que le bruit de leurs débauches se propagea dans tout le royaume [123] . Quelque temps après, ils se rendirent à Melun, où ils demeurèrent deux mois entiers à festoyer gaiement sans chercher le moins du monde à cacher leur intimité.
Cet étalage impudent de luxe et de vice, au moment où des millions de Français, accablés d’impôts, avaient à peine de quoi manger, mécontenta le peuple. On commença à gronder sérieusement contre Isabeau et contre Louis d’Orléans, les accusant tous deux de dilapider le Trésor royal. Un chroniqueur s’est d’ailleurs fait l’écho de cette colère populaire : « Indifférents à la défense du royaume, écrit-il, la reine et le duc mettaient toute leur vanité dans les richesses, toute leur jouissance dans les délices du corps ; ils oubliaient tellement les règles et les devoirs de la royauté qu’ils étaient devenus un objet de scandale pour la France et la fable des nations étrangères. »
Isabeau, bien qu’elle eût pour habitude de faire emprisonner ses détracteurs, allait bientôt subir un blâme public.
À l’occasion des fêtes de l’Ascension, en effet, un moine augustin nommé Jacques Legrand, prêchant en la chapelle du palais, lui adressa des paroles d’une incroyable sévérité :
— Je voudrais, noble reine, ne rien dire qui ne vous fût agréable, mais votre salut m’est plus cher que vos bonnes grâces. Je dirai donc la vérité, quels que doivent être vos sentiments à mon égard. La déesse Vénus règne seule à votre cour. L’ivresse et la débauche lui servent de cortège et font de la nuit le jour, au milieu des danses les plus dissolues. Ces maudites et infernales suivantes, qui assiègent sans cesse votre cour, corrompent les mœurs et énervent les cœurs. Partout, noble reine, on parle de ces désordres et de beaucoup d’autres qui déshonorent votre cour. Si vous ne voulez m’en croire, parcourez la ville sous le déguisement d’une pauvre femme et vous entendrez ce que chacun dit.
C’était la première fois que de tels reproches étaient lancés publiquement à la face d’une reine, et il se trouva, bien entendu, quelques courtisans pour s’en offusquer. Dès la sortie de l’église, plusieurs dames, qui avaient participé aux nuits chaudes d’Isabeau, manifestèrent leur mécontentement, disant qu’elles étaient fort surprises qu’un prédicateur eût osé parler ainsi, devant le peuple, des désordres des grands.
Le moine avait la repartie prompte.
— Et moi, leur répondit-il, je suis encore bien plus surpris que vous ayez l’effronterie de les commettre !
Les dames baissèrent le nez et s’en allèrent sans répliquer.
Mais certains princes, voulant que le prédicateur fût puni de sa hardiesse, allèrent dire à Charles VI que la reine avait été offensée en public. Le roi les écouta avec beaucoup d’attention et leur demanda en quels termes
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