Les Amours qui ont fait la France
la recherche d’un détail ridicule dont elle pût se régaler, selon son habitude. Soudain, son regard s’immobilisa. À quelques pas d’elle se trouvaient les frères d’Aulnay, et elle venait de reconnaître, accrochées à leur ceinture, les bourses dont elle avait fait cadeau à Marguerite et à Blanche avant de quitter Boulogne…
Les deux jeunes femmes, enhardies sans doute par trois années d’impunité, avaient, en effet, commis la faute insensée d’offrir ces bourses à leurs amants.
Le soir même, Isabelle alla chez le roi pour l’instruire de ce qu’elle avait découvert. Après l’avoir écoutée en silence, attentif à ne rien laisser paraître de son émotion, Philippe le Bel lui demanda le secret et la congédia sans dire un mot ; puis il donna des ordres pour qu’on surveillât étroitement ses brus.
Deux jours plus tard, les policiers lui faisaient un rapport qui ne laissait aucun doute…
Bouleversé, Philippe s’en fut à l’abbaye de Maubuisson pour se recueillir dans le silence et prendre une décision.
Devait-il étouffer le scandale, ou frapper les coupables d’un châtiment exemplaire ? Il hésita pendant une semaine. Finalement, ayant appris que les huissiers de chambre étaient au courant de l’inconduite des princesses, et pensant qu’un jour prochain tout le royaume pouvait se gausser de ses fils, il opta pour la sévérité. Il fallait qu’on sût que la justice du roi frappait tous les coupables, quels qu’ils fussent [93] .
Il donna donc l’ordre d’arrêter ses brus…
Un soir, des archers se présentèrent à la porte de l’appartement de Marguerite.
— Ouvrez, par ordre du roi !
Affolé, l’huissier ouvrit. Il fut aussitôt ceinturé et mis hors d’état de se défendre, tandis que les hommes d’armes entraient dans la chambre où la princesse dormait déjà paisiblement.
— Par ordre du roi…, commença le sergent qui les dirigeait.
Marguerite s’éveilla, vit tous ces archers qui entouraient son lit et comprit que ce qu’elle redoutait depuis trois ans s’était accompli.
— Que me voulez-vous ?
— Sur l’ordre de messire le roi, madame, nous venons vous arrêter.
Alors elle se mit à pleurer, et les archers furent bien embarrassés.
Pendant un long moment, ils considérèrent sans bouger et pleins d’admiration cette jolie personne en larmes dans son lit. Puis le sergent, avec beaucoup de respect, demanda à Marguerite de se lever et de le suivre, ce qu’elle fit sans protester.
À la même heure, des scènes semblables se déroulaient dans les appartements de Jeanne et de Blanche.
Toutes trois furent ensuite placées dans un chariot et conduites en prison. Jeanne, qui était pourtant la moins coupable, fut prise en chemin d’une véritable crise de désespoir. Les passants attardés l’entendirent crier d’une voix lamentable :
— Pour Dieu, dites à mon seigneur Philippe que je meurs sans péché.
Dès le lendemain, le bruit se répandit dans Paris, puis dans tout le royaume, que le roi avait fait arrêter ses brus. Aussitôt, le bon peuple, qui ne savait rien, se mit à colporter les histoires les plus extraordinaires : on disait que les princesses, imitant la reine Jeanne de Navarre, attiraient nuitamment les étudiants à la tour de Nesle et se livraient avec eux à la débauche ; après quoi, ajoutait-on, elles faisaient jeter dans la Seine leurs amants d’un soir. On disait aussi qu’un professeur de l’Université, nommé Buridan, invité par les trois belles-sœurs, avait été, au petit matin, cousu dans un sac et jeté dans le fleuve. Mais, assurait-on, Buridan connaissait le sort qui l’attendait, et il avait demandé à quelques-uns de ses élèves de conduire un bateau chargé de foin au pied de la tour de Nesle ; de sorte qu’il était tombé dans la molle cargaison, tandis que ses complices lançaient à l’eau une grosse pierre pour que les trois femmes n’eussent aucun soupçon…
Tout cela, bien entendu, était inventé de toutes pièces. Pourtant, la légende s’accrédita au point que Villon, cent cinquante ans après, y fit allusion dans sa Ballade des Dames du temps jadis :
Semblablement où est la reine
Qui commanda que Buridan
Fût jeté en un sac en Seine…
Et de doctes érudits assurèrent que c’est après cette aventure que le professeur nota son fameux sophisme :
« Il est permis de tuer une reine si cela est nécessaire. »
Comme si les
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