Les années folles
journée avançait, plus sa résolution de passer seul
cette première journée de la nouvelle année fléchissait. C’était la première
fois de sa vie qu’il était abandonné à lui-même un jour de l’An. Il y avait
bien assez qu’il avait passé la journée de Noël, assis près du poêle, à
regarder s’égrener les minutes à l’horloge de la cuisine.
– Si j’y vais,
finit-il par se dire au début de l’après-midi, je resterai pas longtemps. À
huit heures, je suis revenu.
Après
s’être rasé avec soin et endimanché, le jeune cultivateur se figea au moment où
il allait enfiler son manteau.
– Mais je
peux pas arriver les mains vides, dit-il à haute voix. Je vais avoir l’air d’un
quêteux.
Durant
un moment, il regarda autour de lui à la recherche de ce qu’il pourrait bien
offrir à ses hôtesses. Il opta finalement pour deux pots de marinades cuisinées
par sa mère l’été précédent et un petit jambon qu’il avait lui-même fumé à la
fin de l’automne.
Lorsqu’il
se présenta à la porte de la maison d’Agathe Cournoyer, au village, un peu
après dix-sept heures, il faisait déjà noir depuis un bon moment. Gabrielle
Paré guettait son arrivée à la fenêtre depuis près d’une demi-heure. Elle
ouvrit immédiatement la porte en le voyant secouer ses pieds sur le balcon.
– Vous pouvez
aller installer votre cheval dans l’écurie derrière le presbytère, monsieur
Fournier. Madame Cournoyer a demandé la permission à monsieur le curé, hier.
– Tenez, c’est
pour vous, fit Germain en lui tendant le jambon et les deux pots de marinades. Je
reviens dans cinq minutes.
Quand
le célibataire revint, on le fit passer directement dans la cuisine. Rouge de
confusion, il dut accepter d’être embrassé par les deux femmes à qui il
souhaita une bonne année. Ensuite, on passa à table.
– Que tu me
dises « vous », c’est correct, Germain, lui fit remarquer Agathe Cournoyer
en prenant place à table, en face de lui. J’ai l’âge d’être ta grand-mère. Mais
tu pourrais dire « tu » à Gabrielle. Je pense qu’elle est pas aussi
vieille que moi, ajouta-t-elle en riant.
– C’est sûr, madame
Cournoyer.
– Et toi, Gabrielle,
arrête de l’appeler « monsieur Fournier ». Ce pauvre Germain va finir
par penser que tu parles à son père.
– Ça,
c’est vrai, finit par reconnaître Germain, en souriant timidement.
Ce
soir-là, Gabrielle servit son rôti de chevreuil dans une succulente sauce. Germain
trouva le mets si délicieux qu’il en reprit sans se faire prier. Lorsque vint
le temps du dessert, il était si repu qu’il eut du mal à avaler le morceau de
gâteau au chocolat qu’on déposa devant lui.
– J’ai jamais
rien mangé d’aussi bon, reconnut-il, mis à l’aise par les deux femmes.
– Dis
ça à Gabrielle, affirma Agathe Cournoyer. C’est elle qui a tout fait. Elle a
pas voulu que je touche à rien.
– C’est vrai,
made… Gabrielle, fit le célibataire en se reprenant rapidement, mais d’une voix
hésitante. C’était liment très bon.
Après
le repas, les hôtesses ne voulurent jamais qu’il aide à laver la vaisselle et
il dut se contenter de les regarder faire, confortablement assis dans l’unique
chaise bercante de la maison.
– Qu’est-ce
que vous diriez, les jeunes, de jouer une partie de cartes ? proposa
Agathe après avoir retiré la nappe qui couvrait encore la table.
– On pourrait
jouer à la dame de pique, ajouta Gabrielle en regardant Germain. De toute façon,
il est encore pas mal de bonne heure. On est pas pour aller se coucher à l’heure
des poules un soir de jour de l’ An , pas
vrai, Germain ?
– Pourquoi
pas, accepta le célibataire.
La soirée fut si agréable que Germain Fournier ne vit pas le temps
passer. Il fut tout surpris d’entendre sonner vingt-trois heures à l’horloge. Il
se leva un peu à regret pour endosser son manteau et chausser ses bottes. Avant
son départ de la maison, on se promit de répéter une rencontre aussi agréable.
Le jeune
cultivateur était guilleret en marchant vers l’écurie située derrière le presbytère,
de l’autre côté de la route. Pour la première fois depuis très longtemps, il se
sentait heureux. À aucun moment de la soirée, il n’avait eu la moindre pensée
pour Céline Veilleux. Il attela son cheval et prit la route pour regagner sa
maison du rang Sainte-Marie, insouciant des quelques flocons qui commençaient
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