Les années folles
Avec
le froid qu’il fait, ils peuvent tout de même pas faire grand-chose de mal
dehors, fit la troisième commère, une petite femme sèche, les mains fourrées
dans son épais manchon.
– En tout cas,
vous saurez me le dire, prédit Hélèna Pouliot sur un ton doctoral. Cette petite
bougresse-là est en train d’enfirouaper cette espèce de sans-dessein qui voit
rien. On sait pas d’où elle vient, mais elle a l’air de savoir où elle va. Je
serais la dernière surprise si elle s’organisait pas pour se faire marier avant
la fin du printemps. Une orpheline ! Probablement une enfant du péché !
Il y a jamais rien de bon qui vient de cette race de monde-là.
À
ce moment-là, Ernest Veilleux se retrouvait au milieu d’un groupe d’hommes qui
discutaient des élections provinciales de la semaine suivante et surtout, de l’assemblée
contradictoire qui allait opposer Hormidas Joyal à Joseph Rouleau, les deux
candidats au poste de député du comté de Nicolet. La réunion devait se tenir
dans la salle paroissiale de Saint-Gérard l’après-midi même.
– Il fait
beau. On devrait y aller, déclara Georges Hamel, le second voisin des Veilleux
dans le rang Sainte-Marie.
– D’autant
plus que c’est la seule réunion à laquelle on aura pu assister, fit remarquer Ernest, enthousiaste. Les élections sont la semaine prochaine.
– Moi, c’est sûr que j’y vais avec mes
beaux-frères, affirma Adélard Crevier avec force. On va ben voir si Joyal va
avoir encore le front de nous sortir ses mêmes maudites promesses qu’il a
jamais tenues.
– Une
promesse comme le pont, par exemple, dit Boisvert.
– Ouais, fit
le forgeron. Si notre maire a pas le courage de lui dire en pleine face ce qu’on
pense de lui, je vais le faire, moi.
– Si on te
laisse parler, précisa Boisvert.
– C’est vrai
que dans une grande réunion, c’est une autre paire de manches, reconnut Georges
Hamel. Joyal, comme Rouleau, va venir avec ses hommes.
– Ça me fait
pas peur pantoute.
– En tout cas,
la glace est ben solide. En traversant par la rivière, devant la forge, Saint-Gérard
est pas tellement loin, fit remarquer Ernest Veilleux . S i tu viens avec moi, Georges, je vais y
aller.
– OK, monsieur
Veilleux. Je passe vous chercher après le dîner. Je vais en profiter pour vous
faire essayer ma Catherine. Vous allez voir qu’attelée a mon Rex, elle file pas
mal vite.
Un peu plus loin, Eugène
Tremblay, le maire Giguère et les libéraux les plus convaincus de la paroisse s’organisaient
pour assister, eux aussi, à la fameuse réunion à Saint-Gérard.
– C’est vrai
qu’on a eu juste une petite réunion de cuisine ch ez vous , Wilfrid, dit son beau-frère au maire de Saint-Jacques. Dans
ces réunions-là, Joyal est à l’aise, mais on est jamais plus que six ou sept a
l’avoir entendu.
– L’important
est qu’il est ben décidé à nous avoir notre pont du prochain ministre de la
Voirie, dit Wilfrid Giguère. Joyal me l’a encore répété avant de partir. Il est
ben sûr de l’avoir ce printemps et les rouges vont être réélus encore une fois.
Vous le savez comme moi que c’est pas après les élections qu’il faut leur
demander quelque chose, précisa le maire ; c’est avant, quand ils ont
besoin de notre vote.
– Il faut qu’on
soit toute une gang pour encourager Joyal cet après-midi, suggéra Eugène. Si on
est pas là, les bleus vont l’écœurer et il pourra pas placer un mot.
– On va s’organiser,
promit un nommé Dupré du rang des Orties. Je vais y aller moi aussi, même si je
suis ben certain que je verrai pas de mon vivant un gouvernement bleu à Québec.
Plusieurs
voix se firent entendre pour signifier leur accord. On allait se rendre massivement
à la salle paroissiale de Saint-Gérard pour écouter Hormidas Joyal et, si possible,
intimider les bleus présents sur les lieux.
Peu après le repas,
Ernest Veilleux guetta par la fenêtre l’arrivée de son jeune voisin. Le trajet
en Catherine jusqu’à Saint-Gérard l’excitait et le rendait craintif en même
temps. Ce traîneau délicat monté sur de hauts et fins patins ne lui inspirait
pas une grande confiance, surtout quand il était tiré par un cheval aussi
nerveux que le Rex de Georges Hamel. Il lui semblait qu’un rien pouvait faire
basculer ce véhicule trop léger à son goût. Ce n’était pas par hasard si Hamel
était le seul de la paroisse à en posséder un.
Mais
toutes ces
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