Les années folles
inquiétudes se révélèrent sans objet. Le trajet entre
Saint-Jacques-de-la-Rive et Saint-Gérard fut couvert en un temps record et les
deux hommes arrivèrent bien avant le début de la réunion politique. L’un et l’autre
s’empressèrent d’aller rejoindre des connaissances qui les avaient précédés et
qui formaient un groupe compact à l’arrière de la salle dont on venait d’ouvrir
les portes. Tous ces chauds partisans du parti conservateur se moquaient bien
des rumeurs qui voulaient que leur parti soit si impopulaire dans la province
qu’on était certain qu’ils ne feraient élire, dans le meilleur des cas, qu’une
poignée de députés. Quand on leur disait que les Canadiens français se
rappelaient encore trop bien comment les bleus les avaient trahis en leur
imposant la conscription en dépit de toutes les promesses du premier ministre
Borden, ils se défendaient en affirmant :
– Mais c’est
les bleus d’Ottawa qui ont fait ça, pas ceux de Québec.
– C’est du
pareil au même, leur répondaient les rouges sur un ton méprisant. Ils couchent
dans le même lit.
La
salle paroissiale se remplit rapidement et presque exclusivement d’hommes. En
quelques minutes, les fumeurs de pipe et de cigare rendirent l’air presque
irrespirable. Un épais nuage de fumée malodorante stagnait déjà au plafond de
la petite salle surpeuplée. De toute évidence, des gens de toutes les paroisses
avoisinantes s’étaient déplacés pour assister au face-à-face entre les deux
hommes politiques. Avant même le début de l’assemblée, fusaient déjà des
échanges aigres-doux entre les partisans des deux clans .
Le curé de Saint-Gérard et son vicaire, le visage fermé, avaient
pris place sur l’estrade aux côtés des deux candidats et de leurs organisateurs
politiques. Hormidas Joyal était en grande conversation avec Alfred Carrier, le
maire de Saint-Gérard. Soudainement, ce dernier tira sa montre de gousset de l’une
de ses poches et consulta l’heure avant de s’avancer au centre de l’estrade
pour exiger le silence. Après l’avoir difficilement obtenu, l’homme bedonnant
demanda au curé Laramée de faire une courte prière. Toute l’assistance se leva
pour se recueillir un instant avant la joute oratoire. Ensuite, le maire
Carrier, tout fier de son rôle d’arbitre, expliqua les règles du débat avant de
laisser d’abord la parole à Joseph Rouleau, le candidat conservateur.
Une tempête de
huées accueillit le petit homme replet qui s’avança, imperturbable, pour faire
face à la foule plutôt hostile. Pendant une quinzaine de minutes, le candidat, les
pouces passés dans les petites poches de son gilet, se mit à énumérer toutes
les politiques impopulaires du dernier mandat Gouin-Taschereau, sans tenir
compte le moins du monde des insultes qui lui étaient adressées des quatre coins
de la salle. Des menaces contre les fauteurs de troubles commencèrent à fuser
du coin où s’étaient regroupés les partisans du parti conservateur, mais elles
n’eurent aucun effet et le chahut continua de plus belle.
Quand vint le tour
de Hormidas Joyal de venir expliquer le programme du parti libéral à l’auditoire,
une salve d’applaudissements nourris lui donna une bonne idée de la popularité
de son parti. L’homme de taille moyenne au ventre avantageux s’étendit
longuement sur ses propres mérites.
Immédiatement, des interpellations et des huées en provenance de l’arrière
de la salle tentèrent de couvrir la voix du candidat, mais une demi-douzaine de
fiers-à-bras, probablement payés par les libéraux, rétablirent vite l’ordre. Il
y eut bien des échanges d’insultes et des promesses de coups, mais on en resta
là. On ne désirait que remettre aux rouges la monnaie de leur pièce, eux qui
avaient hué Joseph Rouleau quelques minutes auparavant.
Hormidas Joyal
énuméra ses réalisations dans le comté de Nicolet durant son dernier mandat
avant d’en venir aux lois les plus populaires votées sous le régime libéral. Il
parla, entre autres, de la loi de l’assistance publique et de la création de la
Commission des monuments historiques.
Le reste de l’assemblée
contradictoire fut une dure empoignade où tous les coups étaient permis entre
les deux candidats. Cependant, la lutte était par trop inégale. Hormidas Joyal
avait beau jeu de jeter à la face de son adversaire l’insignifiance de son
parti qui n’avait pas gouverné la province depuis
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