Les années folles
Plusieurs
cultivateurs et leur femme s’étaient regroupés devant les portes du petit
édifice en bardeaux blancs et retardaient le plus possible le moment de pénétrer
à l’intérieur. L’arrivée du curé Lussier en compagnie d’Honoré Beaudoin, échevin
et président de la fabrique, décida finalement tout le monde à s’engouffrer à l’intérieur.
Même les trois autres échevins de la petite municipalité en train de discuter
un peu à l’écart des gens se sentirent obligés de les imiter.
Dans la salle, les
pupitres des élèves avaient été repoussés le long des murs et on avait installé
des chaises et des bancs pour accommoder l’assistance. Wilfrid Giguère avait
prévu quatre chaises sur l’estrade, derrière la longue table, pour lui et ses
invités de marque. Les échevins Honoré Beaudoin, Charles Corriveau, Jean
Faucher et Antonius Tougas durent se contenter d’un siège dans la première
rangée de chaises, à l’avant de la salle. Déjà, un nuage de fumée engendré par
les fumeurs de pipe stagnait près du plafond et le niveau sonore allait en s’amplifiant
dans la salle.
Le curé Lussier, sur
la dernière chaise, au bout de la table, salua Hormidas Joyal, le député de
Nicolet fraîchement réélu. L’homme, engoncé dans un costume noir, le cou emprisonné dans une cravate de la même couleur, venait
de s’asseoir à ses côtés. On aurait juré que sa grosse tête ronde aux cheveux
poivre et sel brillantinés était posée directement sur son tronc. Ses petites lunettes
rondes à monture métallique semblaient jeter des éclairs. Tout dans sa
physionomie proclamait le contentement de soi.
Un vigoureux coup
de maillet assené sur la table par le maire rétablit un peu d’ordre et, progressivement,
le silence se fit dans la salle. Le grand homme maigre à la chevelure
clairsemée demanda au curé Lussier de bien vouloir commencer la réunion par une
prière. Immédiatement, tout le monde se leva pour se recueillir un instant.
Après la prière, le
maire attendit que les gens se soient assis et que le silence règne dans la
salle pour annoncer qu’il cédait la parole au député de Nicolet, Hormidas Joyal.
Pour inciter l’assistance à faire un accueil chaleureux à cet invité de marque,
le maire se mit à applaudir l’élu, immédiatement imité par tous les rouges rassemblés
dans la salle.
Hormidas Joyal se
leva, l’air avantageux. Il passa ses pouces dans les petites poches de sa veste
avant de s’adresser à l’assistance.
– Mes amis, vous
vous rappelez tous que je vous ai promis aux dernières élections de faire tout
mon possible pour vous avoir un pont qui relierait Saint-Gérard et
Saint-Jacques-de-la-Rive si vous m’élisiez. Depuis mon élection au mois de
février, je n’ai pas arrêté d’achaler le premier ministre Taschereau avec ça. Eh
bien, ça y est ! Il a enfin donné l’ordre au ministre de la Voirie, l’honorable
Hamel, de débloquer le budget nécessaire à la construction de votre pont à la
dernière réunion du Conseil des ministres, la semaine passée. Si je suis ici ce
soir, c’est que je tenais à venir vous annoncer personnellement que les travaux
commenceront dès cet été !
Une salve nourrie
d’applaudissements salua la bonne nouvelle. Plus de la moitié de l’auditoire se
leva même pour montrer au politicien à quel point on appréciait son travail dans
ce dossier. Ernest Veilleux et les partisans conservateurs de Saint-Jacques
demeurèrent assis, tout en applaudissant la nouvelle par politesse.
– Ça peut pas
être vrai ! dit Ernest, incrédule, en se tournant vers Adélard Crevier, assis
derrière lui.
– Sacrement !
jura le forgeron. Ce serait ben la première fois que les rouges tiendraient
parole.
– On va
attendre avant de crier victoire ! ajouta un retraité du village. Il peut
se passer toutes sortes d’affaires avant que ce pont-là soit construit.
À
la table, Wilfrid Giguère dit quelques mots tout bas au député du comté. Quand
le silence revint, le député reprit la parole.
– Je m’en
voudrais de ne pas souligner qu’une grande partie du mérite de cette victoire
de Saint-Jacques-de-la-Rive revient à votre maire, qui n’a jamais cessé de travailler
pour vous obtenir un pont.
Un
air d’intense satisfaction se peignit immédiatement sur les traits du visage de
Wilfrid Giguère quand une seconde salve d’applaudissements le força à se lever
et à remercier de la tête ses
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