Les années folles

cette querelle.
    –  Combien ça
va nous coûter, cette affaire-là ? demanda Perreault, un cultivateur du
rang des Orties.
    – Ah non, Henri,
on est pas pour recommencer les discussions qu’on a eues le printemps passé, fit
le maire, exaspéré.
    – Ben, l’année
passée, on a jamais parlé de la longueur de trottoir à poser. Il me semble que
vous voyez pas mal grand pour le village. Nous autres, dans les rangs, on en a
pas de trottoir et on vit pareil. On veut pas se mettre dans le chemin pour permettre
aux gens du village de pas salir leurs belles bottines.
    – Henri, le
village de Saint-Jacques est à tout le monde, le raisonna le maire pour faire
cesser la grogne qui continuait à se faire entendre dans la salle. Tout le
monde vient chez Hélèna, à la fromagerie, à l’église et au presbytère. OK, il
couvre pas les deux côtés du chemin, mais ça va venir un jour et on sera ben
contents de l’avoir quand il y aura de la bouette partout.
    – C’est vrai !
approuvèrent plusieurs personnes dans l’assistance.
    – Chez nous, c’est
pas comme à Saint-François-du-Lac et à Saint-Gérard. Il y a pas Saint-Jacques
village et Saint-Jacques campagne. Le trottoir est pas un luxe et, en plus, on
a une subvention qui en paye la moitié. Tu vas voir, il nous coûtera pas ben
cher parce qu’on va faire une corvée.
    Il y eut quelques cris d’approbation et Henri Perreault s’assit en même
temps qu’Hélèna Pouliot, toujours aussi furieuse de la décision du conseil
municipal. Dans la salle, la chaleur était suffocante malgré les fenêtres et la
porte ouvertes.
    –  Est-ce qu’on
peut demander d’où va venir tout le bois du trottoir ? demanda Beaudoin à
qui Crevier venait de parler à l’oreille. Parce qu’un trottoir de deux cent cinquante
pieds, ça fait du bois en petit Jésus, ça !
    Il
y eut quelques éclats de rire. Personne n’ignorait que le frère de Wilfrid Giguère
exploitait une petite scierie aux limites de Saint-Gérard.
    – Est-ce qu’il
va venir du moulin à bois de Saint-Gérard ou ben de celui de Pierreville ?
insista l’échevin sur un ton narquois.
    – Pour te
rassurer, mon Honoré, le bois va venir de la place qui va nous faire le meilleur
prix… Bon. Je lève la séance, déclara le maire sur un ton qui n’admettait
aucune réplique.
    Immédiatement, les
gens se levèrent, pressés d’aller enfin respirer un peu d’air frais avant de
rentrer à la maison. Des chaises furent repoussées bruyamment et, au milieu des
raclements de pieds et des plaisanteries, la petite foule s’écoula lentement
vers la porte. Le curé Lussier attendit quelques instants avant de saluer les
personnes présentes sur l’estrade et il quitta les lieux. Hormidas Joyal et
Hubert Gendron le suivirent de près.
    Honoré Beaudoin
était sorti de la salle parmi les premiers, mais les trois autres échevins, des
partisans inconditionnels de leur maire, demeurèrent sur place pour féliciter
ce dernier. Wilfrid Giguère accueillit cet appui avec reconnaissance.
    – Crevier l’emportera
pas au paradis, leur promit-il en soufflant la lampe à huile déposée au centre
de la table. C’est lui qui a pas arrêté de pousser Beaudoin à nous mettre des bât ons dans les roues.
    À sa sortie de la
salle, Germain Fournier, tout fier, exhibait à son bras sa Gabrielle qu’il
allait épouser dans quatre semaines. Le curé Lussier allait publier les bans les deux prochains dimanches. Germain
salua au passage les Tremblay, les Veilleux et les Hamel avant de se mettre
lentement en marche vers la maison d’Agathe Cournoyer.
    Quelques pas plus
loin, le jeune homme et sa fiancée furent interceptés par Bruno Pierri et sa
femme qui s’apprêtaient à monter dans leur boghei.
    – Tu t’en
retournes pas à pied, j’espère ? lui demanda Bruno. Si c’est ça, dit l’Italien
à l’accent chantant, je peux te ramener à la maison.
    – Merci, monsieur
Pierri, j’ai laissé ma voiture devant la maison de madame Cournoyer.
    En fait, Germain n’avait pas cru pouvoir amener Gabrielle à cette
assemblée municipale. Il avait encore trop frais à sa mémoire la façon dont sa
fiancée l’avait rabroué quand il s’était permis de venir lui rendre visite
durant la semaine suivant leurs fiançailles. L’incident avait beau dater de
plus de six semaines, il s’en souvenait encore trop bien. En arrivant au
village, il avait décidé de faire un léger détour jusqu’à l’église