Les années folles
pantoute.
– Dire que de
mon temps, on mettait des souliers juste le dimanche pour aller à la messe, et
on en est pas mort personne, ronchonna Ernest en secouant sa pipe dans le poêle
après en avoir soulevé un rond.
– C’était une
autre époque, lui fit remarquer Yvette.
– J’en
reviens pas comment les enfants sont gâtés aujourd’hui. Avec eux autres, il y a
pas moyen de garder une cenne.
Sa
femme ne dit pas un mot et le cultivateur, mécontent, enfonça sa casquette sur
sa tête et sortit de la maison en laissant claquer la porte-moustiquaire
derrière lui, sans préciser s’il amènerait ou non ses trois plus jeunes fils à
Pierreville.
Le lendemain
après-midi, Ernest Veilleux monta à Pierreville avec ses trois plus jeunes. Deux
heures plus tard, il revint à la maison. Après avoir dételé le cheval, il pénétra
dans la cuisine d’été au moment où Yvette examinait de près les pieds de ses
fils qu’elle venait d’inviter à chausser leurs souliers neufs.
– Marchez
donc avec, leur ordonna-t-elle.
Les
trois garçons marchèrent dans la pièce.
– Adrien,
approche un peu, dit-elle au plus jeune.
Yvette
se pencha sur lui et tâta le bout de chacun des souliers neufs.
– Mais ils
sont bien grands, ces souliers-là ! s’exclama-t-elle.
– Les nôtres
aussi sont pas mal grands, lui firent remarquer ses deux autres fils.
Leur
mère s’approcha de chacun et chercha à repérer à travers le cuir des souliers
neufs l’endroit où se trouvait l’extrémité des orteils de ses fils. Furieuse, elle
se tourna vers son mari.
– Bonne
sainte Anne, veux-tu bien me dire ce que t’as fait là, Ernest Veilleux ? Tu
leur as pas fait essayer leurs souliers neufs ?
– Ben oui. Me
prends-tu pour un fou ? Au prix où Filteau les vend, je les ai pris un peu
plus grands pour qu’iIs leur fassent l’année prochaine.
– C’est
intelligent ça ! Avant, ils avaient des souliers trop petits ; maintenant, ils flottent dedans. Pour les
remplir, ils vont être obligés de porter deux grosses paires de bas de laine.
– Jamais
contente ! dit Ernest en haussant le ton. Comme ça, ils vont avoir chaud
aux pieds cet hiver.
Yvette Veilleux
comprit que la colère de son mari était la veille d’éclater et elle cessa de le
harceler. Elle se contenta de dire à ses fils :
– Je veux pas
en voir un mettre ses souliers neufs en d’autre temps que pour la messe du
dimanche et l’école. Vous m’entendez ?
Chapitre 6
À la mode
L’arrivée
de la première semaine d’octobre coïncida avec la fin de l’été indien. Durant
quelques jours, on avait eu la fausse impression que la belle saison ne
finirait jamais. Hélas ! Après ce dernier tour de piste de l’été, la
fraîcheur s’installa progressivement. Les feuilles des érables furent les
premières annonciatrices de l’arrivée définitive de l’automne. Deux jours
suffirent pour qu’elles tournent au jaune, au rouge et à l’orangé. Ce
flamboiement de couleurs vives était un signal qui ne trompait personne. Le
temps était venu de se préparer aux grands froids de l’hiver. Il ne restait
pratiquement dans les jardins que des carottes et des citrouilles. De loin en
loin, les cultivateurs avaient même entrepris de fumer leurs champs dépouillés
de leur récolte.
Depuis quelques
jours, l’air charriait partout des effluves de fumier frais.
– S’il peut
se décider à mouiller, se lamentait Yvette Veilleux, comme chaque automne, on
va arrêter de sentir ça ! Il faudrait vivre les fenêtres fermées.
Par ailleurs, la
plupart des fermiers de Saint-Jacques-de-la-Rive avaient déjà fait moudre leur
blé. Ils avaient stocké leur farine après avoir vendu leur excédent au magasin
Murray de Pierreville. Dans moins d’un mois, si la température le permettait, ils
seraient en mesure de porter au moulin d e La Visitation leur sarrasin dont la récolte s’annonçait assez prometteuse.
Ce matin-là, Céline
Veilleux avait dû se couvrir d’une vieille veste de laine brune avant d’aller à
l’extérieur pour remuer le mélange fumant d’os, de gras, de cendres et de Lessi qui mijotait dans une vieille cuve déposée sur un foyer en pierres des
champs érigé derrière la maison. L’odeur dégagée par le mélange lui donnait des
haut-le-cœur, mais elle en avait encore au moins pour une heure ou deux à
laisser bouillir le tout avant que le savon du pays soit prêt a être retiré du
feu et versé
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