Les années folles
le dîner, Gérald, tu vas monter tous les matelas dans
les chambres et Aline va t’aider. Il restera juste à ajouter des plumes aux
oreillers qui sont trop mous. Tu iras me chercher ensuite la poche de plumes qu’on
a placée dans le haut du poulailler cet été.
Après
avoir poussé un soupir excédé, l’adolescent empoigna le premier matelas à sa
portée.
– Grouille !
dit-il à sa sœur. J’ai pas l’intention de passer la journée enfermé dans la
maison à vous servir, moi.
Sa
mère lui jeta un tel coup d’œil qu’il se tut.
Chez les Tremblay,
personne n’avait pu voir que le père n’était pas allé très loin avec sa voiture. À moins d’un demi-mille de la maison, soit
à proximité de son deuxième voisin, l’une des roues avant de la voiture d’Eugène
s’était enlisée dans une ornière et son cheval, en faisant un mouvement brusque
de côté pour dégager le véhicule, avait brisé l’un des longerons.
– Maudite
carne ! jura le cultivateur en constatant le bris. On a l’air fin, là !
Pendant un moment, il se demanda s’il n’allait pas dételer son cheval
et abandonner sur place la voiture brisée. Il pourrait toujours revenir avec
son fils Gérald pour réparer temporairement le longeron, mais l’idée de
retourner à pied à la maison ne l’enchantait pas.
Germain Fournier
avait tout vu de chez lui, au moment où il sortait de sa porcherie après avoir
nourri ses bêtes. Sans aucune hâte, le jeune cultivateur quitta sa cour et s’approcha
de son voisin en pataugeant dans la boue qui couvrait la route du rang
Sainte-Marie. Comme à son habitude, il ne dit rien. Il se contenta de saluer
son voisin d’un bref signe de la tête et vint constater l’importance du bris.
– Tu parles d ’une maudite malchance ! fit Eugène
en lui montrant le longeron brisé. Je m’en allais au moulin porter mon grain. Là,
je vais être pogné pour attendre un bon bout de temps. Tu connais le caractère
de cochon de Pelletier. Quand on est pas là au moment où il nous attend, il
nous fait passer après tous ses autres clients.
Le
jeune homme de trente ans resta un moment sans réaction avant de dire :
– Si vous
voulez, je vais atteler ma voiture. J’ai du grain à apporter à La Visitation, moi aussi. On va mettre vos
poches dans ma voiture avec les miennes et aller les porter là-bas cet
avant-midi.
– Ça te
dérange pas ?
– Pantoute. J’ai
fini le gros de mon ouvrage et Pelletier m’attendait aussi aujourd’hui.
– Et pour mon
cheval ?
– Dételez-le
et amenez-le dans mon écurie. Pendant ce temps-là, je vais aller chercher la
voiture.
Il
ne fallut que quelques minutes aux deux hommes pour transborder les sacs de
grain qui furent déposés sur la dizaine de poches que le véhicule contenait
déjà. Germain Fournier couvrit le chargement d’une toile goudronnée épaisse
avant d’aider son voisin à tirer sa voiture brisée dans sa cour.
Durant les
premiers milles du trajet qui les séparait de leur destination, Germain
Fournier ne desserra guère les dents et ne répondit à son compagnon que par
monosyllabes. Ce n’est que lorsque ce dernier aborda le sujet du transport du
lait qu’il sembla réellement s’intéresser à la conversation.
– As-tu pensé,
Germain, qu’on pourrait s’organiser comme dans ben des paroisses autour pour
transporter notre lait ?
– Comment ça,
monsieur Tremblay ?
– Par exemple,
à Saint-Gérard, presque tous les cultivateurs d’un rang sont organisés entre
eux pour qu’il y en ait juste un qui ramasse le lait de tout le monde pendant
une semaine et ramène les bidons vides de la fromagerie. La semaine d’après, c’est
un autre qui prend sa place et fait la collecte. C’est pas plus compliqué que
ça. De cette manière-là, on perd moins de temps sur le chemin et tout le monde
y trouve son compte. Il s’agit juste de ben marquer notre nom sur nos bidons. Il
y a quasiment juste chez nous, à Saint-Jacques, qu’on fait pas ça. Mais ça va
changer, en tout cas dans le rang à côté. Mon beau-frère est en train de faire
le tour des cultivateurs du rang Saint-Pierre pour organiser la collecte dans
son rang. Il m’a dit que tout le monde embarque.
– Moi aussi, je
suis ben prêt à embarquer dans ce système-là, même si on est juste deux ou
trois de notre rang, dit le jeune cultivateur. Pas avoir à faire les deux milles
aller-retour jusqu’à la fromagerie tous les jours, ça ferait
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