Les autels de la peur
déguenillées du 20 juin, c’était l’armée du faubourg : les citoyens actifs, ayant au moins deux cent cinquante francs de revenu. Et par toutes les rues et ruelles adjacentes, les citoyens passifs, que le bureau des 48 avait appelés aux fonctions, aux devoirs et aux périls civiques, venaient se joindre à cette armée, avec leurs piques, leurs pantalons et leurs bonnets de laine rouge. Tous réunis, ils débouchèrent sur la Grève partagée entre les ombres du matin et le soleil, et se rangèrent, attendant les ordres du commandant-général.
Claude, en roulant sa cravate, jeta un coup d’œil aux Tuileries, elles aussi partagées entre la lumière et l’ombre. « Ah bah ! » fit-il, étonné. Voilà que, soudain, il n’y avait plus de garde nationale visible en corps dans l’enceinte. Le dernier bataillon se retirait. On referma derrière lui les vantaux du portail dont on assujettit les barres, et il ne se passa plus rien. Des gens allaient et venaient sur le Carrousel, s’approchaient de la clôture, se hissaient pour regarder la cour Royale vide, avec quelques hommes dans les corps de garde, du canon devant le pavillon de l’Horloge, les Suisses et quelques grenadiers nationaux sur le perron, sous le porche aux colonnes.
Occupé à sa toilette, Claude n’avait pas remarqué, un moment plus tôt, que Rœderer, reconnaissable à son habit vert pomme au milieu des commissaires du Département, haranguait la troupe. Les soldats-citoyens ne voulaient pas, disaient-ils, tirer sur leurs frères. Rœderer ne pouvait pas les y engager. Il leur avait seulement répondu, avec embarras, de se défendre si on les attaquait. C’était exprimer tout l’absurde de leur position. Pourquoi des patriotes les attaqueraient-ils ? Parce qu’ils se feraient, eux, également patriotes, les défenseurs de leur ennemi commun : le monarque allié aux Autrichiens et aux Prussiens dont les hordes se ruaient sur Paris !… Là-dessus, les dernières compagnies de la garde nationale modérée, abandonnant les quelques bataillons feuillants ou fayettistes, s’étaient retirées vers le quai du Louvre, avec leurs drapeaux blancs à quartier tricolore et leurs canons. Il ne restait que deux bataillons feuillantins et les grenadiers royalistes des Filles-Saint-Thomas, parmi lesquels l’Autrichien Weber, frère de lait de la Reine dont il était valet de chambre. Fort inquiet pour elle, il rentra aux appartements où il la trouva en larmes. « Mais Weber, lui dit-elle, vous ne pouvez rester ici, il n’y a plus que vous de la garde nationale.
— Cela est vrai, cependant nous sommes en bas trois bataillons résolus à tout pour défendre Votre Majesté et le Roi. La gendarmerie demeure fidèle. »
Weber ignorait qu’au moment même la gendarmerie à cheval, composée en majeure partie d’anciens gardes-françaises, suivait l’exemple des soldats-citoyens. Sortant du Petit-Carrousel en criant « Vive la nation ! » elle alla s’établir devant le Palais-Royal où elle attendit les événements. Le Carrousel fut livré à ceux qui voulurent y entrer. Ils n’étaient pas fort nombreux pour l’instant, mais Rœderer avait été avisé de la descente des faubourgs. Il ne restait plus de temps à gaspiller, estimait-il. Avec ses collègues du Département, il remonta quatre à quatre chez le Roi, en fendant avec peine la presse dans les salles et la galerie. Ils retrouvèrent Louis XVI dans sa chambre, assis, les mains sur les genoux, devant une table, à l’entrée de son cabinet. Il paraissait calme, avec une expression d’attente et d’attention sur son épais visage. Sa sœur et la Reine, toutes deux les yeux battus, les joues enflammées, se tenaient de chaque côté de lui. On avait levé les enfants, que gardaient M me de Lamballe et M me de Tourzel. M me de Lamballe portait elle aussi sur sa douce figure blonde les traces de l’insomnie et de l’angoisse. Le Dauphin, excité par toute cette agitation dans le palais, montrait une humeur folâtre. Dans la fenêtre par laquelle on apercevait les frondaisons du jardin, roussies et clairsemées, les ministres discutaient en groupe. L’Assemblée n’avait envoyé aucun commissaire.
« Sire, lança Rœderer d’un ton pressant, Votre Majesté n’a pas cinq minutes à perdre, il n’y a de sûreté pour Elle que dans l’Assemblée nationale. L’opinion du Département est qu’il faut se rendre là-bas sans délai. Vous n’avez pas dans
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