Les autels de la peur
groupe partit entre eux dans un pesant silence. On n’entendait que le bruit des souliers sur les parquets. Pas un mot. Au passage, les regards se baissaient. Marie-Antoinette s’appuyait au bras de son amie qui retenait mal ses larmes. Rœderer allait devant le Roi. « Ah ! pourquoi n’avons-nous pas cassé la tête à ce maudit procureur ! murmura le blond Segret à Charles d’Autichamp. Il fallait les détruire, l’hypocrite Pétion et lui, comme on écrase des serpents. » Le major de Villers, ancien gendarme, approuva. « Juste, dit-il, c’est bien la faute du procureur-syndic si Mandat est allé se faire tuer à l’Hôtel de ville et si notre défense est désorganisée. »
Comme on traversait l’Œil-de-Bœuf, le Roi saisit le chapeau du garde national marchant à sa droite et, sans rien dire, lui posa sur la tête le sien, garni de plume blanche. Le soldat surpris ôta cette coiffure pour la mettre sous le bras, sans rien dire, lui non plus. Au bas de l’escalier, tandis qu’une colonne de deux cents Suisses renforçait l’escorte, Louis XVI s’enquit : « Que vont devenir les personnes qui sont restées là-haut ? » Rœderer ne l’imaginait point et se souciait de tout autre chose, il fit une réponse vague. On gagna la terrasse des Feuillants. Entre celle-ci et celle du Bord de l’Eau, le jardin s’étalait, désert, avec ses parterres, ses gazons, ses statues, ses fleurs éclatantes au soleil, son bassin sans une ride. Il ne s’élevait pas un souffle. La matinée était déjà chaude. Une rumeur houleuse semblait venir des abords du Manège dont on longeait la « carrière », mais ici régnait un silence où résonnaient seuls le pas mesuré des soldats et le chant des oiseaux dans les arbres. En arrivant sous les tilleuls, on marcha dans une épaisseur de feuilles. Le Dauphin, tirant sur la main de M me de Tourzel, s’amusait à les soulever du pied et les pousser dans les jambes de sa sœur. « Voilà bien des feuilles, remarqua Louis XVI, elles tombent de bonne heure, cette année. »
Un commissaire du Département s’était détaché pour aller annoncer au corps législatif la venue du Roi. Une délégation s’avançait pour l’accueillir. Entourés par les députés avec leur médaille au bout du sautoir tricolore, on atteignit la grille, flanquée de guérites, qui fermait la longue venelle passant derrière le Manège et séparant les Feuillants des Capucins. Du café Hottot, des fenêtres de l’Assemblée, on avait vu les arrivants, et une petite foule turbulente, mal contenue par les gardes de la grille, se pressait là. On criait : « Ils ne passeront pas ! À bas le Veto ! Déchéance ! » Le cortège fut arrêté un instant, mais l’escorte prêta main-forte aux gardes. L’un de ceux-ci, se mettant à suivre le monarque, lui dit avec un accent provençal : « Sire, n’ayez pas peur, nous sommes de braves gens, mais nous ne voulons pas qu’on nous trahisse davantage. Soyez un bon citoyen, sire, et n’oubliez pas de chasser du château vos calottins. » Le Roi répondit par quelques mots bonhommes tout en franchissant le passage. Suivi de Rœderer, il pénétra dans le couloir du Manège, puis entra dans l’Assemblée. L’affluence dans ce couloir étroit et sombre arrêtait la famille royale. Il y eut encore un instant confus, enfin les gardes nationaux la dégagèrent. Un grenadier, enlevant dans ses bras le Dauphin, le déposa sur le bureau des secrétaires, tandis que le public, dans les tribunes, applaudissait à ce geste. La Reine suivait avec des dames et les ministres. Debout, le Roi déclara : « Je suis venu pour éviter un grand crime. Je pense que ma famille et moi ne saurions être plus en sécurité qu’auprès de vous, messieurs. » Dans le long vaisseau peu clair, surplombé par les tribunes et les galeries à chaque bout, beaucoup de places restaient vides parmi l’étagement vert des banquettes. Vergniaud présidait. La terreur qu’il avait voulu faire entrer dans le palais des Médicis y régnait maintenant, elle en chassait les souverains. Ce résultat ne donnait cependant aucune satisfaction au député de Bordeaux. « Sire, vous pouvez compter sur l’Assemblée nationale, répondit-il. Ses membres ont juré de mourir en soutenant les droits du peuple et les autorités constituées. » Il parlait fermement. Son visage criblé ne laissait paraître aucune émotion. Son âme n’en était pas moins remplie du
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