Les autels de la peur
Lucile et rentrer chez eux. Il ne tenait plus debout. Gabrielle Danton ne voulant pas rester seule, ils l’emmenèrent. Lucile lui dressa un lit de sangle dans le salon. Camille dormait déjà.
Mandat, par les quais, arrivait à la Grève. Le jour, clair maintenant, rosissait et nacrait la Seine. La place étroite se remplissait de peuple, de bonnets rouges, de piques. Sur la levée, des fédérés bretons gardaient les canons retirés de l’arcade Saint-Jean. Le commandant-général balança un instant à descendre de cheval. Les choses prenaient mauvaise tournure. Il avait bonne envie de retourner de pied ferme au Château. Mais puisqu’il était venu jusque-là ! Et puis un soldat recule-t-il !… Il dit à son fils et à l’officier d’ordonnance de l’attendre, franchit rapidement le perron, gagna le bureau affecté à l’état-major de la garde nationale. Il s’y trouvait quelques chefs de bataillon, dont Santerre. Le commandant-général leur demanda sévèrement pourquoi on avait contrevenu à ses décisions et apprit alors l’existence de l’assemblée insurrectionnelle. Il n’eut pas le temps de réagir ; Danton, prévenu, arrivait comme un dogue. Suivi par cinq ou six des nouveaux municipaux, tous pleins de colère, il apostropha Mandat, le sommant de le suivre immédiatement à la Commune pour y rendre compte de sa conduite. « Je n’ai point d’ordres à recevoir de votre Commune qui ne représente que des factieux, répondit le commandant, peu intimidé. Je m’expliquerai devant les honnêtes gens, au Conseil général. » À ces mots, Danton, avec les manières de portefaix qu’il savait fort bien prendre, lui sauta littéralement à la gorge. Le visage violet, il beuglait : « Traître ! Elle te forcera bien à lui obéir, cette Commune ! Elle sauvera le peuple que tu trahis, le peuple contre lequel tu conspires avec le tyran. Tremble ! ton crime est découvert, bientôt tes infâmes complices et toi-même en recevrez le prix. »
D’un geste méprisant, Mandat se dégagea. Il se rendit à la salle du Conseil général où il justifia les mesures qu’il avait prises par la nécessité de défendre les Tuileries à distance. La Constitution seule lui dictait son devoir, il s’y conformait de son mieux. Les « honnêtes gens » l’approuvèrent. Mais déjà il était arraché de là, traîné devant le Conseil insurrectionnel où Dubon lui demanda sévèrement si la Constitution lui faisait un devoir de massacrer le peuple, et il jeta sur le bureau, devant le commandant-général, son propre billet ordonnant de mitrailler les colonnes par-derrière et par le flanc. Mandat pâlit. Dubon avait déjà vu, ici même, cette couleur cireuse envahir un visage, ce même égarement faire vaciller le regard d’un homme soudain conscient de son destin. Comme Flesselles, trois ans plus tôt, Mandat se sentait perdu. Il essayait en vain de se justifier, il ne le pouvait point et on ne l’écoutait pas. L’indignation, la fureur hurlaient contre lui. De même qu’en juillet 89, la salle était pleine. Il y avait Fournier, le bossu Verrières : les hommes de sang. Dubon n’entendait pas que Mandat subît le sort de Flesselles.
« Silence ! lança-t-il. Nous ne sommes pas ici pour brailler. Je vous propose de prendre l’arrêté suivant : Le traître Mandat est révoqué de son commandement. Il sera immédiatement incarcéré à la prison de l’Hôtel de ville. Le chef de bataillon Santerre est nommé commandant-général de la garde nationale. »
La formule fut votée aussitôt par acclamations. Dubon la rédigea, la signa puis, l’abandonnant aux assesseurs, se renversa sur sa chaise. Il n’en pouvait plus. Par moments il perdait conscience, les yeux ouverts. Depuis la veille au matin, il n’avait pas eu un instant de répit, pas même le loisir de souper. Maintenant l’essentiel était fait : l’arrestation de Mandat, désorganisant toutes les forces de la Cour, les rendait impuissantes, comme Danton le voulait. Il ne restait qu’à chasser d’ici les vestiges du ci-devant Conseil général, et pour cela on n’avait nul besoin de lui, Dubon. Tandis que l’on écrouait Mandat, il passa la présidence à Huguenin qui était là depuis minuit seulement, et laissant Danton, Manuel poursuivre la mainmise sur tous les pouvoirs, il se fit mener chez lui par une des voitures municipales. Il ne sut jamais comment il parvint dans son lit.
Dans le même temps, la Reine
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