Les autels de la peur
portant par une salve des habits rouges étagés de nouveau sur les marches du Grand-Degré ; mais d’autres, d’autres et toujours d’autres assaillants, encore plus furieux, bondissaient par-dessus les blessés et les morts, se ruaient. Les Suisses ne purent recharger. Du perron de la chapelle, des tirailleurs criblaient de balles ceux d’en haut. Ceux d’en bas, on les attaquait à la pique, au sabre, à la baïonnette, au pistolet. De sa poigne herculéenne, Santerre maniait un fusil comme une massue. À ses côtés, Westermann, Lazouski, Fournier, Rebecqui, entraînant pêle-mêle gardes nationaux, Marseillais, Bretons, sectionnaires, chargeaient dans une ivresse furibonde en hurlant « Ça ira ».
Les bruits de la bataille parvenaient au Manège dont les vitres tintaient sous les vibrations de la canonnade. Lise et Claude, en arrivant, avaient croisé la famille royale – Louis, pitoyable dans son habit violet froissé, Marie-Antoinette un peu défaite mais toujours majestueuse – que les inspecteurs de la salle conduisaient, par le couloir, à un cabinet donnant dans la loge réservée au logographe et aux journalistes. L’Assemblée ne pouvait délibérer devant le Roi, il se retirait donc, symboliquement, dans cette loge située à droite et en arrière du bureau présidentiel. C’est là que la Reine et sa belle-sœur avaient assisté, l’an passé, à l’acceptation de la Constitution. On les acclamait, alors. C’était une espèce de boîte, basse de plafond, ouverte sur la salle et séparée d’elle par un grillage avec un rideau d’étamine verte. Devant, en contrebas, trois rangs de banquettes occupées par quelques députés de la Plaine ; au-dessus, les tribunes.
Tandis que les souverains, Madame Elisabeth, M me de Lamballe, M me de Tourzel, Madame Royale et son petit frère s’entassaient entre les secrétaires du logographe dans cet espace exigu, Claude gagnait avec Lise la loge du Département. À peine s’asseyaient-ils là, on entendit la fusillade de la première hécatombe et le canon tiré par les gardes nationaux du Carrousel. Un brouhaha s’ensuivit dans la salle : les députés se levaient en désordre, les gens des tribunes se précipitaient aux fenêtres ouvertes à cause de la chaleur, et, voyant de là-haut une colonne d’habits rouges, venant du Château, s’avancer vers le Manège, ils crièrent que l’Assemblée allait être attaquée. Des coups de feu éclataient dans le jardin. Il y eut une panique. La Montagne vociférait. Thuriot accusait le pouvoir exécutif de vouloir faire égorger les représentants. Des poings se tendaient. Les clameurs des galeries, dont les occupants descendaient en tumulte dans le couloir, ajoutaient au trouble. À son fauteuil de président, Vergniaud s’était couvert et réclamait en vain un peu de calme. Le Roi restait immobile et silencieux, à demi tourné vers sa femme. Les joues rouges, elle écoutait les bruits de l’extérieur. Ils annonçaient peut-être la victoire. Ou du moins le salut. Que l’insurrection fût seulement refoulée, que l’on pût se dégager de l’Assemblée, sortir de Paris, gagner Rambouillet sous bonne escorte ; de là on serait aisément rendu à l’armée de Luckner. On reviendrait bientôt avec les forces alliées.
La mousqueterie se rapprochait de minute en minute. On suivait à l’oreille l’avance des assaillants. C’étaient les Suisses : un détachement qui, au moment des sorties, en avait tenté une vers le Manège, pour ramener les trois canons placés à la grille. Les gardes nationaux, en troupe sur la terrasse du Bord de l’Eau et la terrasse des Feuillants, mitraillaient la petite colonne sans réussir à l’arrêter. Quand elle atteignit les abords de la grille, les gens entassés dans le passage des Feuillants refluèrent, hurlant, battant la porte à l’arrière du Manège, cherchant refuge dans le couloir et se heurtant à ceux qui voulaient sortir. La garde de l’Assemblée tirait à son tour, juste sous les murs, et mettait au comble l’affolement dans l’intérieur. D’en haut, où l’on voyait une fumée jaunâtre ondoyer en rideaux devant les fenêtres, des femmes criaient que c’en était fini, qu’on était forcé. À la barre, un citoyen, dont l’émoi n’étouffait point la grandiloquence, braillait : « Les Suisses vainqueurs du peuple viennent immoler la représentation nationale ! » Lise, le cœur dans la gorge, pressait la main de
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