Les autels de la peur
Claude. Tout cela leur faisait l’effet d’un rêve. Ce n’était pas croyable ! Comment, tout à coup, en arrivait-on là ? Vergniaud rétablit un peu d’ordre en lançant à pleine voix : « Allons, allons, à vos places ! Voilà le moment de tomber, dignes de la nation, au poste où elle nous a mis. » Ces mots déclenchèrent un grand élan. Les mains se levèrent, se tendirent. « Mourons pour la liberté », clamait-on. Là-dessus, le feu s’éteignit sous les murs. Les Suisses repartaient, avec les trois pièces. Ils essuyèrent encore une fusillade en regagnant la terrasse du Château. Ils avaient perdu dans cette inutile expédition la moitié de leur monde. Autour du Manège régnait à présent le même silence qui succède à l’orage quand ses derniers grondements se sont tus, au loin. C’était le moment où Westermann entrait au Carrousel.
On nommait des commissaires pour aller se rendre compte de la situation, lorsqu’une nouvelle décharge d’artillerie – celle qui jetait bas la porte Royale – se fit entendre, suivie presque aussitôt par la reprise de la mousqueterie, plus violente et croissant toujours. Des gens qui accouraient, arrivant par la rue Saint-Honoré, apportaient l’annonce du massacre, réclamaient la déchéance, la mort du Roi, parlaient du Carrousel noyé de sang, déclaraient que la gendarmerie se retirait, que le peuple, tout entier debout, et furieux de vengeance, donnait au repaire des assassins un assaut irrésistible. Le vacarme du combat hachait ces nouvelles. Les minces cloisons du Manège, pour la plus grande partie en bois, tremblaient aux souffles du canon, les vitres tintaient sans interruption, les détonations de milliers de fusils déchiraient l’air brûlant. L’odeur de la poudre se répandait partout, et une fine poussière soulevée par les vibrations flottait dans les rais du soleil.
Les vingt commissaires envoyés aux renseignements, mais surtout à présent chargés de contenir et calmer le peuple, revinrent sans avoir pu se frayer passage. Ils dirent la colère de la foule qui ne voulait plus entendre parler d’apaisement. Ce que l’on devait craindre n’était pas désormais une tentative des royalistes, mais un envahissement de l’Assemblée par la population elle-même, en fureur. Inquiets pour la famille royale, plusieurs députés se mirent à démonter le grillage qui la séparait de la salle, afin que les souverains pussent se réfugier au milieu des représentants. Le Roi, habitué aux travaux de serrurerie, mit la main à cette besogne, puis il se rassit. Pâle, la Reine voyait se perdre son dernier espoir. Elle restait cependant impassible, les yeux baissés, dédaignant les imprécations de la Montagne. Quelques monarchistes s’étaient réunis dans le cabinet attenant à la loge et veillaient là debout. Soudain le fracas de la bataille qui grondait toujours à six cents pas d’ici fut dominé par de violentes explosions en chaîne et un bouquet de clameurs. Le Roi prit alors son parti. Il se leva en déclarant d’une voix forte qu’il ordonnait aux Suisses de déposer les armes. M. d’Hervilly allait porter cet ordre au Château. « Il est bien temps ! s’exclama Claude. Ne pouvait-il le donner en quittant son palais ! Qu’espérait-il ? Que ses sicaires extermineraient tout Paris ? Il est venu à l’Assemblée pour se mettre à l’abri pendant que ses troupes massacreraient le peuple. Se trouvera-t-il une voix maintenant pour soutenir encore ce lâche criminel ? Dire que nous l’avons aimé ! que nous avions mis en lui tant de confiance ! »
Il n’était plus temps, en effet, de sauver quoi que ce fût. Dans l’escalier central du Château, tous les Suisses avaient succombé un à un. Leurs habits rouges couvraient les marches, confondus avec ceux de nombreux fédérés brestois, avec des uniformes bleus et des carmagnoles : Les relents poivrés de la poudre ne masquaient plus l’atroce odeur de boucherie, de sang, d’entrailles, qui s’exhalait sous les voûtes du vestibule transformé en abattoir, avec ses fenêtres éclatées, ses murs, ses colonnes, ses rampes majestueuses labourés par les balles, inondés d’une pourpre gluante qui dégouttait de marche en marche et dont les ruisseaux se coagulaient déjà au grand soleil sur le perron. Partout dans les appartements on poursuivait les Suisses isolés qui jetaient leurs fusils et demandaient vainement grâce. On les lardait de coups,
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