Les autels de la peur
n’était partie que depuis trois jours, mais dès le premier il avait senti dans quel vide elle le laissait. Il se sentait comme amputé, et il songeait à Bernard qui avait accepté cette privation. Bernard, l’homme de tous les sacrifices !… Pourquoi diantre n’écrivait-il point ? Pas possible qu’il lui fût arrivé malheur. Ce serait trop cruel, trop injuste !
Assis dans le petit salon-bibliothèque, Claude était en proie à une amertume confuse dont il mesurait la déraison tout en demeurant impuissant à la combattre. Il restait là, devant son bureau, écoutant vaguement les marteaux résonner en bas sur les bois de justice. Brusquement, il étendit la main, prit une feuille, une plume, et se mit à écrire :
« Mon amie, c’est sans doute ridicule, mais si tu savais comme je suis mal à l’aise privé de toi, mon petit cœur ! Le temps que nous avons vécu ensemble, loin de me rassasier, n’a fait que me rendre plus difficile de me passer de toi. Mon cœur, je suis tout aussi mal qu’à Versailles quand j’essayais, en t’écrivant, de tromper mon ennui et de me donner du courage. Heureusement, j’ai à peu près terminé ma besogne ici. Il ne reste qu’à liquider ma situation au tribunal, ce dont je vais m’occuper dès demain, et j’irai te rejoindre sans tarder davantage. Cette lettre me précédera de peu, assurément…»
En effet, le lendemain, sitôt bu son café au lait, il sortit pour passer au Palais de justice avant de gagner la Commune. Dans la rue, on collait sur les baraques fermant la cour de l’hôtel Longueville, où maints placards recouvraient les écorchures produites par la mitraille du 10, de grandes affiches intitulées : « Compte rendu au peuple souverain. » Claude en avait vu les brouillons sur le bureau de Fabre, à la Chancellerie. Camille et Fabre y travaillaient. Il s’agissait de rendre publiques les « principales pièces montrant les crimes de la Cour et du Roi ». C’étaient les documents saisis dans les ministères et parmi les papiers de Laporte.
Les conseils et comités connaissaient ces pièces depuis plusieurs jours, et dès lors la Commune avait accru la rigueur des mesures prises à l’encontre des souverains. On les avait séparés de leurs derniers familiers. La princesse de Lamballe, M me de Tourzel avec sa fille Pauline âgée de seize ans, enlevées au Temple en pleine nuit, avaient comparu devant Billaud-Varenne, Manuel et Claude, réunis à l’Hôtel de ville en comité restreint. La Commune soupçonnait ces femmes de complicité dans la fuite du Roi, l’année précédente. Par une dénonciation, on savait que la princesse cachait une lettre dans l’édifice de son abondante chevelure. Billaud lui demanda ce papier. Elle le remit. C’était un billet de la Reine, datant du 17 juillet 91, vingt-six jours après l’arrestation de la famille royale en Argonne. D’une écriture sobrement élégante, presque droite et quasi masculine, Marie-Antoinette s’exprimait en ces termes :
« Vous ne devez pas douter, mon cher cœur, du plaisir que nous avons eu à apprendre votre heureuse arrivée, dans les nouveaux malheures qui m’accablent cest une consolation de s’avoir a l’abrit ceux qu’on aime, je n’ai pas changer d’avis sur ce dont je vous ai parler puisque les choses sont toujours les mêmes, soyiez sure ma cher Lamballe qu’il y a dans ce cœur la plus d’amour personnel que d’affection pour son frère et certainement pour moy, sa douleur a ete toute sa vie de ne pas être ne le maitre et cette fureur de se mettre a la place de tout n’a fait que croitre depuis nos malheures qui lui donnent l’occasion de se mettre en avant, mais ne parlons pas de nos chagrins parlons de vous, cest un sujet aussi innepuisable et plus agréable, donnez moy souvent de vos nouvelles le roi a vu toutes vos lettres et en a été fort touché. Adieu, mon cher cœur, écrivez moy que vous m’aimez toujours j’en ai grand besoin, pour moy vous s’avez que jamais je ne peu changer. »
En se fondant sur ce message, Billaud-Varenne avait accusé la princesse, partie pour l’Angleterre puis Aix-la-Chapelle juste avant la fuite du Roi, d’être allée porter la parole de Louis XVI à son frère et tenter d’établir entre eux une entente contre la France : espoir déçu par l’accueil de Monsieur, d’où la phrase amère de la Reine sur « ce cœur-là » et son amour de soi. En vérité, le sombre et
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