Les autels de la peur
réintégré le somptueux hôtel du ministère, rue Neuve-des-Petits-Champs. Ils tenaient table ouverte : une table des plus frugales.
« Nous venons vous demander la soupe », annonça Danton en appuyant sur la jovialité. Il affecta de manger gloutonnement, tout à fait cyclope. Il jouait à exaspérer M me Roland et y réussissait à merveille, bien qu’elle dissimulât son irritation. Elle montrait seulement du mépris. Claude, qui observait les deux adversaires avec inquiétude mais aussi avec beaucoup de curiosité, se demandait si cette rage toujours croissante entre eux n’était pas, au fond, l’aigreur des séductions manquées. Roland, plus guindé que jamais, se départit néanmoins de sa froideur pour s’indigner contre les façons dictatoriales de la Commune, contre l’abandon de tous les pouvoirs aux mains de la populace.
« Mais, dit Danton en défiant Manon du regard, nous sommes tous de la canaille, nous sortons du ruisseau. C’est le peuple, c’est cette populace qui nous a portés au pouvoir. Ne vous imaginez pas que vous allez arrêter la Révolution là où il vous plaît.
— Eh ! s’agit-il de cela ! répondit M me Roland d’un ton vif et sec. Les bouleversements d’une révolution amènent la lie de la nation à la surface, nous le savons assez, mais les hommes qui prennent le timon des affaires ne doivent pas flatter les bas instincts du peuple, ni confondre la liberté avec la licence. Voilà ! »
On sortit de table sur cette leçon que Danton reçut avec un haussement de ses vastes épaules. Il ricanait en passant au salon. M me Roland s’assit dans son coin habituel, à son petit bureau. Le maître de maison avait entraîné Claude dans une fenêtre et, le tenant par le bouton, le chapitrait à mi-voix : un homme tel que lui pouvait-il se commettre dans une assemblée sur laquelle régnait un Marat !… Danton, bourru, arpentait le tapis, donnant au passage un coup de pied dans un tabouret, bousculant un fauteuil. Monge, Lebrun répondaient du bout des lèvres aux propos de Camille et considéraient avec réprobation leur bruyant collègue. Il se mit à rire. « Vous êtes là, tous, à vouloir jouer à la Révolution comme Marie-Antoinette jouait à la bergerie. Bon sang, il ne s’agit pas d’être élégants, sensibles et vertueux ! Il faut trousser les manches, travailler en plein fumier, à coups de fourches, ou de piques. Si vous avez peur du sang, pourquoi vous êtes-vous laissé porter au pouvoir par des coupeurs de têtes ? Ils ne m’effraient pas, moi, j’ai serré leurs mains toutes dégouttantes. Et pourtant, ajouta-t-il d’un ton pénétré, écoutez-moi, Mounier-Dupré peut vous garantir mes goûts, je n’ai pas celui du meurtre. Si étonnante que la chose puisse vous paraître, mon influence sur la populace et la canaille s’est toujours exercée dans le sens de la modération. Mais il faut faire peur aux royalistes. »
En sortant, Claude lui dit très gravement : « Attention, mon ami ! Tu n’es pas seul en jeu avec cette femme. Votre inimitié risque de mettre en péril la Révolution même. » Quant à Manon, elle déclarait : « Placer Danton dans le ministère, c’était inoculer dans le gouvernement des hommes destinés à le détériorer et l’avilir. Vous avez cru conquérir Danton, il vous a enchaînés. Hier, vous avez cru l’abattre ; c’est lui qui triomphe. Il nous entraîne. Dans quoi nous précipitera-t-il ? »
Pendant ce temps, Tallien, avec une foule d’hommes à piques, se rendait à la barre du Manège où il rappela énergiquement que la Commune seule avait fait remonter l’Assemblée nationale au rang de représentation d’un peuple libre.
Rentrant chez lui, tourmenté par tous ces dramatiques problèmes et par ses sombres sentiments, Claude vit que l’on remontait, sur le Carrousel, l’échafaud de la Louison – ou plutôt de la « guillotine », car les faiseurs de chansons la baptisaient maintenant du nom du bon docteur. Ces jours derniers, on l’avait ramenée à la Grève pour exécuter des criminels de droit commun. À la lueur des lanternes, des badauds regardaient Sanson, en lévite brune et chapeau noir à haute forme, diriger le travail de ses valets. Décidément, il faudrait changer de logis. Si la machine devait rester là, Lise ne s’habituerait jamais à ce voisinage. Claude monta sans hâte, peu réjoui de se retrouver là-haut sans sa femme. Elle lui manquait. Elle
Weitere Kostenlose Bücher