Les autels de la peur
pourront. » Voilà ce que je lui ai dit. Je te le répète, parce que je ne peux rien pour eux, tu comprends. Personne ne peut rien pour eux. Les bêtes fauves sont lâchées et il n’y a pas de dompteur assez fort pour les repousser dans leurs cages. Tout cela est atroce, mais les gémissements ne serviraient à rien.
— Qui a lâché les fauves, sinon toi-même ?
— Eh ! nom de Dieu ! veux-tu me dire si je pourrais sauver la France en laissant les gens continuer leur train bien tranquille ! Il faut un accès de rage enthousiaste pour jeter cent mille hommes de plus aux frontières, pour armer la nation, pour la faire entrer dans la guerre avec toutes ses énergies. N’as-tu pas été des premiers à le demander ? La fureur de vaincre ne va pas sans contrecoup. Et puis quoi, plaindrais-tu des Montmorin, des Brissac, des Lessart ? Tout ce qui pouvait être épargné sans risque pour la nation a été ou sera mis à l’abri. Fabre, Panis, Sergent y veillent. De ton côté, si tu connais des gens intéressants parmi ces malheureux, sauves-en tant que tu voudras. Fais des listes, donne des ordres. Je te garantis qu’ils seront respectés. Ne me demande pas plus. »
Fabre entra, annonçant : « Chévetel veut te voir d’urgence.
— Chévetel ! Il est ici ? » C’était un médecin, bon cordelier, qui avait exercé en Bretagne où il conservait une maison et des relations très amicales avec les principaux gentilshommes du cru. Danton l’avait chargé de surveiller cette province travaillée par les aristocrates et les prêtres. Il s’élança au-devant de lui. « Quel bon vent vous amène ? dit-il en l’embrassant.
— Ce n’est pas un bon vent, hélas, mais le souffle précurseur d’une terrible tempête », répondit le docteur, joli garçon quoique un peu grassouillet, avec de beaux yeux châtains, un teint mat, des sourcils bien arqués.
« Parlez ! Nous sommes entre nous, nous pouvons tout entendre.
— J’arrive droit du château de la Rouerie. Le marquis est prêt à donner le signal de l’insurrection. Dès que les Prussiens seront en Champagne, l’Ouest tout entier va se soulever. Un mouvement formidable peut se déclencher d’un instant à l’autre, auquel les royalistes de Paris sont prévenus de donner la main.
— Tout est perdu ! » s’écria Danton. Fabre, Claude, Camille se taisaient, atterrés. Brusquement Danton reprit : « Écoutez, Chévetel, je vous demande un effort héroïque : repartez pour Rennes, brûlez les étapes. Là-bas, vous raconterez à vos amis ce que vous voudrez, mais, pour Dieu, obtenez qu’ils ne bougent pas avant la fin du mois. Dites-leur au besoin que je suis disposé à pactiser avec eux. À n’importe quel prix, gagnez du temps…»
La conjonction de tant de périls, qui se multipliaient au milieu du chaos croissant, donnait le vertige. Néanmoins Danton, admirable d’énergie, de résolution, semblait capable de tout sauver. Il n’y avait pas d’alternative : il fallait lui faire confiance et le soutenir, à n’importe quel prix également. Claude passa la plus grande partie de la nuit au Comité de surveillance, avec Panis, Sergent, Tallien, Lenfant, Lepeintre, à réviser les listes des suspects, à expédier des ordres d’élargissement immédiat, notamment pour les ci-devant dames du palais, innocentes de toute intrigue royaliste. Il y avait un mouvement incessant dans la salle demi-sombre où brûlaient seules quelques chandelles. Des sectionnaires emportaient aux prisons les billets libérateurs ou revenaient rendre compte. Des hommes entraient, parlaient à l’oreille de Panis ou de Tallien, de Lepeintre, qui sortaient puis, un moment plus tard, reprenaient place. Claude fut interrompu ainsi dans son travail par un garde du poste.
« On vous demande, citoyen.
— Moi !
— Oui, deux citoyennes. »
Dans l’antisalle, Claude, intrigué, se trouva en présence de deux femmes : une grosse, mûre, qui semblait jouer les duègnes, et une du même âge que Lise, à peu près, fort jolie. « Monsieur, murmura-t-elle, les yeux pleins de larmes, l’opinion du public vous désigne comme un homme intègre et juste. Mon désespoir me pousse vers vous. On dit que tous les prisonniers vont être mis à mort. Je vous en conjure, sauvez un innocent qui ne doit qu’à son amour pour moi et à mes sentiments pour lui d’avoir été jeté en prison sur la dénonciation d’un mari féroce. Jean-François est
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