Les autels de la peur
servir la volonté nationale, la faire triompher, anéantir les obstacles.
— Par une extermination générale ? »
Robespierre eut un geste de la main comme pour arrêter des mots trop explicites. « Par les moyens que le peuple choisira. Ce n’est pas à nous d’en décider puisqu’il n’approuve plus notre action, aussi ai-je proposé de lui remettre nos pouvoirs. »
Peu satisfait, Claude alla vivement place Vendôme, que l’on appelait désormais place des Piques. La soirée était chaude et lumineuse au couchant, elle lui paraissait sinistre. Il trouva Desmoulins seul à la Chancellerie. Comme il voulait l’entretenir de ce qui se préparait manifestement, Camille l’arrêta : « Il s’agit bien de ça ! Tu ne… ne sais donc pas la nouvelle ? Verdun est investi et tombera d’une heure à l’autre. Les… les Allemands peuvent arriver en moins d’une semaine. Danton est allé au Conseil exiger des mesures héroïques. »
Pour diminuer l’influence de Danton, Roland avait fait décider que le Conseil exécutif serait présidé à tour de rôle par chacun des ministres, et que l’on ne se réunirait plus au ministère de la Justice mais aux Tuileries. C’était dans l’ancien appartement de M me de Tourzel, au rez-de-chaussée, qu’à cette heure Danton, en habit de couleur sang de bœuf, le visage d’un rouge plus sombre, les yeux bleus étincelants, s’efforçait de galvaniser ses collègues épouvantés. Roland pleurait, Monge se tenait la tête entre les mains, Servan bafouillait. Ils ne songeaient qu’à fuir. Il fallait quitter Paris au plus vite, réunir la future Convention sur la Loire, à Blois. Plus loin même, dans le Massif central, voire à Bordeaux. Danton jurait, tonnait : « La France est dans Paris. Partir serait une lâcheté, cela perdrait tout. » Et, secouant Roland : « C’est votre femme qui a cette idée dans la tête depuis longtemps. Établir le gouvernement en province, c’est une idée de femme, ça ! » Il lâcha un paquet d’obscénités et d’injures. Puis : « Eh bien, moi, j’ai fait venir ici ma mère âgée de soixante-dix ans et mes deux fils.
— Parbleu ! riposta Clavière avec sa placidité de Suisse et non sans malice. Ils étaient à Arcis, sur le chemin de l’invasion. Les auriez-vous appelés s’ils avaient été à Blois ?
— Dumouriez lui-même nous conseillerait de partir, murmura Servan.
— Écoutez-moi bien, rugit Danton, si vous parlez encore de foutre le camp, je vous dénonce au peuple, et vous verrez ce qui vous arrivera. On ne fuit pas devant l’ennemi. Avant que les Prussiens entrent dans Paris, je veux, s’il le faut, que ma famille périsse, je veux que vingt mille torches fassent en un instant de cette ville un monceau de cendres. » Sous ses talons furieux, le parquet au point de Hongrie craquait. Son poing frappant la table ébranlait les flambeaux. Sa voix faisait vibrer les vitres des hautes fenêtres à travers lesquelles on apercevait le jardin sombre et des arbres presque dénudés. Comme Roland, pâle, ratatiné de terreur, vacillant, s’appuyait au mur, Danton, plus calme, lança au bonhomme avec une familiarité soudaine : « Roland, Roland, garde-toi de parler de fuite. Crains que le peuple ne t’écoute. »
Un instant plus tard, Claude et Camille entendirent le pas et la voix retentissants, dans l’antichambre qui s’était remplie de journalistes et de représentants venus aux nouvelles. Danton passa au travers comme un boulet rouge. « Qu’on me laisse. Je parlerai demain, à l’Assemblée. » Il leur referma la porte de son cabinet au visage et, dépouillant son habit écarlate, s’écroula dans un fauteuil. « Un verre, par pitié ! Je meurs !
— Eh bien, demanda Desmoulins en lui apportant à boire, qu’as-tu obtenu ?
— Qu’ils restent. C’est beaucoup, je vous prie de croire. Ils étaient prêts à détaler comme des lâches. Je leur ai fait peur. Il n’y a plus que cette ressource : il faut faire peur à tout le monde.
— Sans doute, dit Claude, mais cette nécessité ne doit tout de même pas nous pousser à des actes monstrueux. J’étais venu te parler des prisonniers.
— Quoi ! Tu quoque !… Allez-vous tous m’assommer avec ça ? Écoute, Claude : sais-tu ce que j’ai répondu tout à l’heure à Grandpré que Roland avait envoyé visiter l’Abbaye ? « Je me fous des prisonniers ! Qu’ils deviennent ce qu’ils
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