Les autels de la peur
innocent, je vous le jure. Il a été arrêté sur des mensonges.
— Dans ce cas, pourquoi le comité de sa section ne l’a-t-il pas réclamé ?
— Le comité de sa section ? Qu’est cela, monsieur ? »
Claude hocha la tête devant tant de candeur. Mais assurément il devait y avoir à Paris des centaines d’individus pareils à cette jeune femme et sans doute à son amant, ignorant qu’il existât des comités sectionnaires et bien d’autres choses avec. Ils vivaient au milieu d’un monde dont ils entendaient les rumeurs sans les comprendre. Probablement ces deux-là auraient tout ignoré de l’orage révolutionnaire si sa foudre ne les avait atteints par hasard. « C’est bon, citoyenne, dit Claude doucement. Soyez sans crainte. Indiquez-moi le nom de ce Jean-François, avec son domicile. Je vous engage ma parole que s’il n’y a pas de griefs fondés contre lui vous le reverrez bientôt. »
On n’avait pas le temps de se reporter aux procès-verbaux des interrogatoires. Claude se borna donc à inscrire le nommé Jean-François sur la liste des détenus à protéger. Sur l’une d’elles figurait le propre frère de Lenfant : un prêtre, ainsi que M me de Lamballe, M me de Tourzel et sa fille, le colonel d’Affry, acquitté par le tribunal mais retenu en prison. Comme eux, certains personnages dont l’innocence ne faisait aucun doute étaient trop compromis par leur position pour que le Comité pût les relâcher de lui-même, mais de toutes parts des protections s’exerçaient en leur faveur. Danton avait envoyé, de sa main, les ordres les plus formels pour que Barnave à Grenoble et Duport, récemment arrêté à Nemours, fussent maintenus dans leurs prisons provinciales où ils ne risquaient rien. Quant aux détenus protégés à Paris par les membres du Comité – ou, derrière eux, par Desmoulins, Danton, Robespierre, voire Marat, – en cas de violence ils devaient être préservés par des sectionnaires sûrs dont le grand Maillard, le Maillard de la Bastille et des journées d’Octobre, était le chef. Il parut à Claude que ses collègues, particulièrement Panis, Tallien, Lenfant créature de Marat, avaient fait de Maillard l’homme de main du Comité. On le vit à plusieurs reprises pendant cette nuit. Se rappelant le rôle modérateur joué à Versailles par l’ancien clerc d’huissier, Claude lui dit que si des exécutions en venaient à se produire, les détenus devraient être interrogés d’après le procès-verbal inscrit au registre d’écrou et jugés sur leurs réponses par un jury de citoyens. Les personnes reconnues innocentes seraient remises en sûreté à leur domicile, sous la responsabilité de ce tribunal. « Dans la mesure du possible, ce sera fait, citoyen commissaire », répondit Maillard de sa voix étonnamment grave.
Il était quatre heures du matin. Claude se rendait bien compte de la précarité des mesures qu’ils venaient de prendre, mais on avait d’abord relâché la moitié au moins des gens arrêtés pendant les visites domiciliaires, et maintenant, après cette nouvelle révision, pas loin de mille hommes ou femmes se trouvaient soit libérés soit mis sous la sauvegarde des sectionnaires. Au cas où il restait encore des innocents, on avait fait tout le possible pour leur permettre de se disculper. On ne pouvait aller plus loin. Entre les Prussiens qui, dans ce moment même, marchaient peut-être sur Châlons, les royalistes de l’Ouest prêts à déclencher la guerre intérieure, et les royalistes de Paris prêts à donner la main aux premiers et aux seconds, c’eût été trahir la nation que se montrer indulgent envers ses ennemis avérés. Les aristocrates irréductibles, les prêtres réfractaires étaient ces ennemis. Ils avaient attiré sur elle l’effroyable péril où elle se débattait à présent dans les convulsions du désespoir. Par le seul fait d’exister, d’être ce qu’ils étaient, ils la menaçaient de mort. Eh bien, quoi qu’il dût leur arriver, tant pis pour eux !
Avant l’avertissement du docteur Chévetel, malgré l’exemple de Robespierre, Claude eût repoussé une telle pensée. À présent, il concevait ce qui rapprochait Maximilien et Marat en dépit de leurs répugnances réciproques. La froide logique de Robespierre, la fureur de Marat, l’énergie et l’adresse de Danton : à tout prendre, voilà les seuls ressorts qui restent à la France, dans ce chaos, pour la remettre
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