Les autels de la peur
debout, toutes griffes en bataille, pensait Claude en suivant les rues sombres, pour aller chez lui prendre un peu de repos. En dépit de sa détermination, il ne pouvait pas ne point songer, au fond de lui-même, à tous les malheureux qui, avant la nuit prochaine, seraient peut-être affreusement sacrifiés. Il se coucha. Tout fatigué qu’il était, il dormit mal, d’un sommeil entrecoupé par le remords mêlé à l’inquiétude. Avait-il épluché suffisamment les listes ? N’aurait-il pas dû barrer d’autres noms ? En particulier celui du frère de lait de la Reine. Pas pu faire mettre en liberté plus de détenus ?… Il tombait dans l’inconscience, et soudain revenait à moitié à lui, cherchait machinalement la douceur, le réconfort de sa femme. Dans cette crise, elle lui manquait plus que jamais, néanmoins il était content que tant d’angoisses lui fussent épargnées. Là-bas, elle ne savait rien. Elle devait dormir paisiblement, en rêvant à lui peut-être. Et Robespierre, et Danton, eux, dormaient-ils ?…
Il s’éveilla au bruit clair de la vaisselle dans la salle à manger. Une rumeur montait de la place. Le public habituel regardait couper le cou à Jean Julien. Un jour radieux inondait les cours du Château, sa façade, les toits dont on bouchait les brèches. Mais la beauté même de ce premier dimanche de septembre était cruelle et menaçante : la sécheresse, persistant après les ardeurs des deux mois brûlants, annonçait la disette pour l’hiver. Aucun malheur ne serait donc épargné à la nation ! Les prêtres ultramontains avaient beau jeu de convaincre les populations crédules que leur Dieu, outragé, faisait peser sa colère sur la France.
« Monsieur sait ce qu’on dit ? demanda Margot d’un air effaré, en servant le café et les tartines de son maître.
— Encore une fois, corrigea-t-il, ne m’appelez plus monsieur. Eh bien, que dit-on ?
— Que les mauvais citoyens se préparent à sortir des prisons pour délivrer le Roi et la Reine et pour nous égorger, mais qu’on va les tuer tous aujourd’hui.
— Pour le moment, il n’y a guère apparence que les royalistes doivent sortir. C’est un racontar, rassurez-vous là-dessus, ma bonne. Quant au reste, il pourrait effectivement se produire du vilain dans les prisons. Ce n’est pas inévitable, je l’espère encore. »
XVIII
Jusqu’à l’avant-veille, le 31 août de cette année 1792, les suspects retenus dans les prisons n’avaient pas eu à s’alarmer particulièrement. À La Force, Weber se tourmentait au sujet de la famille royale et s’inquiétait pour son propre sort. En réalité, aucune menace grave ne pesait sur lui. La farouche Commune ne semblait pas au fond si féroce : du 19 au 27, de nombreux détenus avaient été élargis. Parmi eux, trois des compagnons de chambre de Weber : l’académicien Desmarest, un commis de la maison du Roi, un commis au département de la Guerre, tous royalistes ou monarchistes. Aussitôt après, il est vrai, le vieil hôtel avait été brusquement envahi par un flux de prisonniers que l’on entassait partout. Dans la chambre de Condé, au rez-de-chaussée sur la cour, Weber et ses compagnons (dont l’un, La Chesnaye, avait commandé la défense aux Tuileries, après le départ de Mandat) s’étaient vus contraints de se serrer étroitement et de partager leurs châlits avec six arrivants terrorisés par les arrestations massives qui s’exécutaient dans Paris. « On visite toutes les demeures, annonçaient-ils, on appréhende tout ce qui n’est pas jacobin démontré. » Mais, dès le lendemain, trois des nouveaux venus recouvraient successivement leur liberté, encore qu’ils ne fussent point sans-culottes pour un sol : c’étaient d’anciens gardes du corps ou valets de chambre des princes. Au bout de deux jours, on avait retrouvé l’espace et le train coutumiers. Régulièrement, le matin à sept heures, les guichetiers, suivis de deux gros chiens, ouvraient les chambres. Les détenus pouvaient alors aller et venir, se promener dans la grande cour, plantée d’arbres qui perdaient leurs feuilles et fermée de tous côtés par les bâtiments de trois étages, vétustes, sales, sur lesquels tournait lentement le soleil. Les guichetiers reparaissaient à huit heures du soir avec la même escorte. À grands cris, en agitant vigoureusement une sonnette, ils avertissaient chacun de rentrer, puis remettaient les verrous. Les captifs
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