Les autels de la peur
ensemble par les rues froides et vides : « Quoique nous semblions tous d’accord sur les principes, il y a incompatibilité entre les anciens députés et les nouveaux.
— En effet. Dès le premier jour, on a vu qu’ils ne nous souffriraient pas. Que diable ! ils sont pourtant leurs maîtres à l’Assemblée ! Nous n’y allons point leur en imposer. En ce qui me concerne, je n’ai pas mis les pieds au Manège depuis mon retour. Robespierre non plus.
— Ils savent que la véritable Assemblée est aux Jacobins. Pendant votre absence, à vous, à Robespierre, à Pétion, à Danton, à Desmoulins, à Brune, à Santerre, à Legendre, Isnard, les députés de Bordeaux, Brissot, tous ceux que l’on appelle aujourd’hui girondistes, ont été les meneurs de la Société. Ils l’ont crue à eux. Brissot, ancien au club, s’y est vu prendre la place dominante de Robespierre, comme il prenait au Manège sa place de chef de la gauche. Ils ne songeaient pas un instant que vous reviendriez. »
Une ombre, avec la tache d’un visage blême, interrompit ces propos en accostant les deux hommes et leur demandant l’aumône pour acheter du pain. Ils lui donnèrent quelques sols.
« Mon cher Claude, reprit le procureur, la rivalité pour la prépondérance dans la Société, bien que fâcheuse, ne serait pas très importante. L’incompatibilité a une raison beaucoup plus grave. La voici : aucun des nouveaux députés ne désire l’achèvement de la Révolution. Ce sont tous des monarchistes. Certains songent à déposer le Roi, mais pour le remplacer par un autre. Représentants de la bourgeoisie, leur ambition ne va pas plus loin que de consolider son pouvoir sous un monarque constitutionnel ou une régence. Le peuple, ils en ont peur. Croyez-moi, entre Guadet, Vergniaud, Isnard même, et les anciens amis de Barnave, il n’y a guère de différence. Les girondistes seraient bien mieux à leur place chez les Feuillants qu’aux Jacobins. Brissot est un brouillon qui espère se tailler une place de grand homme d’État. Et, malheureusement, pour s’opposer à cette clique modérantiste, il n’existe pas chez les Cordeliers l’union suffisante. Votre Danton cherche ses avantages. On le voit actuellement fort bien avec Adrien Duport et les Lameth, qui lui ont sauvé la mise après l’affaire du Champ de Mars, sans quoi il eût été en prison tout comme Brune, Momoro, Verrières et autres Cordeliers. En même temps, il reste lié avec l’intrigant Laclos, il caresse les Girondins, enfin il donne des gages aux modérés de l’Hôtel de ville. Il approuve Robespierre tout en faisant risette à Brissot. Il n’est pas pour la guerre, sans être contre la guerre, et il prétend tenir à la paix, sans être absolument pour la paix. Un vrai Normand. Bref, il joue sur tous les tableaux, se réservant d’entrer dans le jeu quand il saura de quel côté vont les dés. Je crois qu’au fond Danton se moque de tout, hors ses plaisirs et sa famille.
— Non. Il est irrégulier, sans doute, jouisseur, mais incontestablement patriote. Et il aime les hommes, il aime ses amis. Ce n’est pas lui qui agirait avec l’un des siens comme Camille avec Brissot. Cela, je l’avoue, me gêne », dit Claude.
Les jours suivants lui réservèrent d’assister à bien pis. Tandis qu’au club le conflit se calmait, au moins dans ses manifestations oratoires, il reprenait de plus belle, et cette fois de personne à personne, entre Desmoulins et Brissot. Camille avait eu à plaider devant le tribunal correctionnel pour une dame Beffroi et un certain Ithurbide accusés de tenir une maison de jeu dans le passage Radziwill. Condamnés tous deux à six mois de prison, sur des preuves insuffisantes selon le défenseur, ils avaient été incarcérés aussitôt en dépit de l’appel interjeté. Desmoulins, considérant cet acte comme arbitraire, avait protesté dans une affiche où il prenait sur un ton badin la défense du jeu, prétendant que « dans les forêts de la Gaule nos pères jouaient au trente et un et même au biribi leur liberté individuelle », et il s’élevait contre une législation confondant les vices et les crimes, égalant le joueur au voleur. Là-dessus, Brissot, dans son Patriote Français, chargea Desmoulins, lui reprochant d’avoir « sali les murailles avec sa scandaleuse apologie des jeux de hasard. Cet homme », ajoutait-il sottement, « ne se dit patriote que pour calomnier le
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