Les autels de la peur
patriotisme ! »
C’était chatouiller un cobra. Camille répondit par une brochure sifflante de colère et suintant le venin : Jean-Pierre Brissot démasqué. Dans son aventureuse existence d’homme de lettres famélique, Brissot laissait derrière lui quelques ombres. Déjà, dans la polémique, à la tribune, Robespierre avait fait allusion à certaines collusions anciennes avec des libellistes anglais, à une histoire d’abonnements recueillis pour une publication morte au moment de naître et qui n’avaient pas été remboursés. Camille, renseigné peut-être par Maximilien, rassembla tous ces restes sordides pour les jeter à la figure de « l’honnête Brissot », du « prophète Brissot », qu’il qualifiait carrément de fripon. Puis, par une stupéfiante inconséquence, il l’injuriait en le traitant de républicain, en l’accusant d’avoir osé écrire ce mot alors que « le nom de république effarouchait les neuf dixièmes de la nation », et que Robespierre, Loustalot, Carra, Danton, s’étaient interdit de le prononcer.
« Je me demande, dit Claude à sa femme, s’il n’est pas un peu fou, ce pauvre Desmoulins. Sa versatilité a quelque chose de confondant. Ce mot de république, il a été le premier à l’écrire. Il y a quatre mois, il réclamait encore la chose à cor et à cri. En lui-même, il reste républicain, du moins je veux le croire, et voilà que sous sa plume, c’est une injure !
— Oui, répondit Lise. Mais as-tu vu cela ? »
Sans pouvoir s’empêcher de rire, elle souligna de l’ongle une phrase où Camille faisait dire à un gamin : « On m’a brissoté ma toupie », brissoter devenant synonyme de voler, et brissotin de voleur.
L’invention fit fortune parmi les royalistes ravis de ces convulsions chez les sans-culottes. Pour tout le monde, la Gironde et ses acolytes devinrent des Brissotins. Aux deux extrêmes, de Marat au feuillant André Chénier – le frère du bon jacobin Marie-Joseph Chénier, célèbre auteur de Charles IX –, on employa la cruelle expression. Camille jubilait. Cependant ce succès même lui donnait un peu mauvaise conscience.
« Je devine ce que tu penses, dit-il à Claude, et je… je te sais gré de ne pas me faire de reproches. Eh oui, j’ai été violent. J’ai… j’ai peut-être porté de l’eau à un moulin ennemi, mais… mais sacrebleu, Brissot a commencé par me mordre. Alors, je lui ai tapé sur la tête, de toutes mes forces, sur… sur sa tête plate de jocrisse puritain. N’est-ce pas bien naturel ?
— Peut-être. Seulement il y a désormais entre tes Brissotins et nous une coupure que rien ne fermera, et elle peut aller qui sait jusqu’où ?
— Bah ! ils ne m’en voudront pas éternellement. Ce sont empoignades de journalistes. Je n’y ai pas mis de méchanceté.
— Ah ! vraiment !
— Parbleu ! Tu… tu ne me crois pas méchant, tout de même ?
— Non », répondit au bout d’un instant Claude, désarmé.
Brissot, sans doute chapitré par la grande amie de son ménage, M me Roland, ne riposta point. Au demeurant et en dépit des rieurs, c’était Brissot qui triomphait avec son parti dans ce long duel : ils avaient gagné à leurs idées la majorité jacobine. Comme dernier acte de sa présidence, qu’il laissa à Danton, Claude, contraint d’obéir à la décision de cette majorité, signa une circulaire adressée aux filiales pour leur démontrer la nécessité de la guerre. Pourtant l’Électeur de Trêves s’était incliné devant l’exigence française : il s’engageait à dissoudre sur son territoire les corps d’émigrés. De toute évidence, son suzerain, l’empereur Léopold, ne voulait pas d’hostilités et s’efforçait de ne fournir aucun prétexte aux révolutionnaires. Les Brissotins en prirent d’autant plus d’assurance. À l’Assemblée, Brissot, Isnard et autres girondistes firent décréter une nouvelle sommation, cette fois à l’Empereur lui-même. Le frère de Marie-Antoinette devait déclarer avant le 1 er mars si, oui ou non, il entendait vivre en bonne intelligence avec la nation française. Toute réponse négative ou simplement son silence seraient regardés comme une déclaration de guerre. Le soir, aux Jacobins, Robespierre insista encore : « Si la nation souhaite de combattre, je me rangerai à son vœu ; mais, je le répète, il faut d’abord dompter les ennemis du dedans, après quoi la Révolution pourra
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