Les autels de la peur
figure sans couleurs. De sa voix basse, grave, il accepta la fonction, dit qu’il allait « travailler en bon citoyen ». Le concierge avait ouvert la porte. Maillard et ses amis prirent trois ou quatre hommes parmi les assistants et s’installèrent avec eux dans le guichet, autour d’une table. Ils étaient dix. Ils comptaient, outre Bouvier, chapelier, un aubergiste, un fruitier, un horloger. Afin d’éviter toute scène violente dans la prison, ils convinrent de dissimuler aux détenus leur sentence. Pour prononcer la mort, on dirait simplement : à La Force. Le condamné serait conduit au dehors et exécuté. Le concierge apporta le registre d’écrou. La foule réclamait le châtiment des officiers suisses enfermés depuis le 10 août. On commença par eux. Un seul, qui n’était pas aux Tuileries le 10, se vit proclamé innocent, libéré, embrassé, fêté par le peuple. Quatre fabricants de faux assignats furent ensuite expédiés aux tueurs. Vint alors le ministre Montmorin, dans un habit de taffetas couleur tabac, les cheveux roulés et poudrés comme s’il allait au Conseil. Il le prit de haut. À Maillard qui voulait l’interroger, il déclara sèchement : « Je ne reconnais point les membres de cette commission pour des juges, ils n’en ont pas le caractère. L’affaire pour laquelle je suis détenu est pendante à un tribunal légal, et je ne doute point que l’erreur dans laquelle le public paraît être à mon égard ne soit bientôt rétractée. Mon innocence triomphera, mes dénonciateurs seront confondus, je compte même obtenir des dommages et intérêts.
— Monsieur le président, dit là-dessus un des spectateurs, puisque l’affaire de M. de Montmorin ne nous regarde pas, et que ses crimes sont connus, je demande qu’il soit envoyé à La Force.
— Oui, à La Force, opinèrent les juges.
— Dans ce cas, monsieur le président, puisqu’on vous appelle ainsi, dit Montmorin du ton le plus ironique, je vous prie de me procurer une voiture.
— Vous allez l’avoir », répondit Maillard, impassible. Un des assistants sortit comme s’il allait la chercher, puis revint en annonçant : « Monsieur, la voiture est à la porte. Il faut partir, et promptement. » Le ci-devant ministre réclama des objets personnels demeurés dans sa chambre. « Ils vous seront renvoyés », lui assura-t-on. Sur le seuil de la prison seulement il comprit où il allait. Il recula d’instinct. On le poussa. C’est lui que Nicolas Vinchon avait vu hacher à coups de sabres.
Nicolas, en écoutant l’homme qui parlait du tribunal de Maillard, regrettait fort de n’avoir pu pénétrer dans la prison. Il n’allait pas retourner à l’Abbaye maintenant. Puisqu’il était venu pour voir ce qui se passait aux Carmes, il résolut de poursuivre son chemin. Par la rue Cassette, il gagna donc la rue de Vaugirard et la trouva parfaitement tranquille. Le soleil déclinant la prenait en enfilade, jaunissant les arbres qui dépassaient le mur bas du Luxembourg. Quelques boutiquiers, sur leur seuil, goûtaient la douceur du soir. Des servantes rapportaient le pain ou le vin du souper. Des promeneurs revenant de la campagne toute proche, certains avec des bouquets de fleurs des champs, croisaient des passants, peu nombreux et paisibles. Partout ici régnait un calme provincial. Personne devant le monastère ni aux alentours. Aucun bruit n’en venait. On entendait seulement des gens qui devaient prendre une collation dehors, rire et remuer de la vaisselle dans un jardin mitoyen à celui du couvent. En face, dans la grande allée des quinconces, au Luxembourg, un bataillon de gardes nationaux faisait l’exercice.
Persuadé qu’on lui avait conté un fagot, car on n’aurait pu massacrer derrière ce mur du couvent sans que cela se sût et troublât le voisinage, Nicolas se disposait à repartir. Tout à coup il se rappela qu’un bourgeois de ses connaissances habitait, dans la rue Cassette, la maison jouxtant les Carmes. De chez lui, on devait avoir vue sur le jardin. Il se trouva, hélas, que ledit bourgeois n’était pas au logis, ni personne de sa famille. La sonnette tinta en vain. Les fenêtres de l’escalier donnaient sur une étroite cour intérieure. Déçu, Nicolas, en sortant, avisa le concierge qui, à califourchon sur une chaise, fumait une longue pipe de terre rouge et bavardait avec des voisins. Le petit marchand se permit de les questionner. On lui répondit avec
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