Les autels de la peur
Les tueurs l’apprirent, peut-être. Tout d’un coup, montant dans l’épaisseur des murailles par l’escalier de la tour Bonbec, ils firent irruption dans le vestibule, poussèrent avec fracas la haute porte de la salle et apparurent sur le seuil : masse de visages féroces, de guenilles sanglantes, de lames rougies. Épouvantés, les Suisses se jetèrent à plat ventre sous les banquettes. Bachmann, le major, qui se savait sûr de mourir sous peu, se leva comme pour s’offrir de lui-même aux coups. Mais le président Lavau avait, d’un geste impérieux, arrêté les envahisseurs. « Vous ne pouvez entrer ici en armes sans violer la souveraineté nationale, leur lança-t-il. Respectez la loi et l’accusé qui est sous son glaive. Retirez-vous, citoyens, n’interrompez pas le cours de la justice. » Nul ne répliqua, ils obéirent docilement.
Ils allèrent poursuivre en bas leur effroyable besogne. Les cadavres s’entassaient dans la cour du Mai, boueuse de sang, où on les tirait du préau, du corridor central, des cachots, du greffe. La place manqua. On les sortit, par l’arcade basse, dans la rue de la Barillerie. Bientôt, il y en eut tout du long, jusqu’au Pont-au-Change. Des femmes comme celles qu’avait vues Nicolas s’amusaient à les piétiner. Elles se maculaient joyeusement en donnant la main pour charger les tombereaux qui emportaient les corps aux carrières où l’on avait rouvert d’anciens puits. Ces Ménades montaient dans les voitures et se confectionnaient des bouquets d’oreilles, ou pis. Elles joignaient au déchaînement de la sauvagerie triomphante une salacité sans vergogne, comme si l’ivresse du sang s’associait en elles à une autre frénésie. Quant aux hommes, s’emparant d’une détenue : Marie Gredeler, bien connue pour avoir tenu au Palais-Royal le dépôt des cannes et parapluies, ils lui arrachèrent ses vêtements, la lièrent au Mai, lui tailladèrent la poitrine à la pointe des sabres, lui clouèrent les pieds au sol, et, entre ses jambes écartées, allumèrent un feu. Pendant qu’elle se tordait en hurlant, la charrette du bourreau entrait dans la cour. Des gendarmes y faisaient monter Bachmann. Le tribunal de la Grand-chambre l’envoyait à la guillotine. Les tueurs respectèrent la sentence, ils ne disputèrent pas le colonel des Suisses à Sanson.
Il n’y avait pas, il n’y aurait pas, d’autres victimes féminines que Marie Gredeler, et la passion politique demeurait étrangère à son supplice. Les mâles vengeaient sur elle leur sexe offensé. Elle avait émasculé avec des ciseaux son amant infidèle : ce pourquoi elle se trouvait en prison. Sauf elle, toutes les détenues : soixante-quatorze, dont les massacreurs ne se souciaient point, d’ailleurs, étaient mises en liberté sous sauvegarde, par les agents du Comité de surveillance, ou certains agents directs de Danton, de Robespierre, de Pétion, de Manuel, de Marat. On libérait de même trente-six prisonniers, et parmi eux ce Jean-François dont l’amante éplorée était venue, la nuit précédente, demander à Claude sa protection.
Claude, en ce moment, se trouvait au Conseil général de la Commune. À trois heures et demie, en quittant le Champ de Mars où Danton et lui-même avaient déployé toute leur éloquence pour provoquer le départ en masse des volontaires et des fédérés vers la Champagne, il s’était rendu à l’Hôtel de ville. Il voulait y emmener Danton. « C’est ta place, lui dit-il, le Conseil général seul possède à cette heure un pouvoir. C’est là qu’il faut aller pour agir. On t’y attend. » Danton n’entendait visiblement point se faire investir par la Commune d’une dictature qu’il partagerait avec Robespierre et Marat. « Non, répondit-il. La Commune de Paris n’est pas la France, et je représente la France. Ma place est au Conseil des ministres. » Claude, le quittant, arriva en fiacre à l’Hôtel de ville. Un grand drapeau noir pendait du balcon. L’assemblée venait de reprendre sa séance. Huguenin présidait. Dubon n’était pas là. Robespierre, à la tribune, reprenait ses sourdes accusations de la veille et, applaudi par le public, les poussait à fond. « Personne, dit-il, n’ose nommer les traîtres ; eh bien, moi, pour le salut du peuple, je les nomme. Je dénonce le liberticide Brissot, la faction de la Gironde, la scélérate commission des vingt et un de l’Assemblée nationale. Je les dénonce pour
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