Les autels de la peur
démontrer les crimes de l’Autrichien, mieux valait, au moins pour le moment, hisser échapper un coupable que de paraître s’acharner sur un innocent.
Weber était à peine arrivé au corps de garde, quand ses camarades l’y rejoignirent en triomphe avec son ordre d’élargissement. Après tant de hasards, il restait incrédule devant ce nouveau retournement, il ne parvenait point à le concevoir. « La section s’est révoltée contre le président, lui expliqua-t-on. En vrai Jacobin, il a employé toutes ses ruses, mais il lui a fallu enfin se résoudre à signer ce que tout le monde exigeait. Cette fois, vous voilà bien tiré des griffes des sans-culottes. » Il avait peine à le croire. Et il aurait eu tort de s’y fier. Dès le lendemain, en effet, apprenant avec fureur qu’il était sauf, plusieurs de ces fédérés plus vigilants contre l’ennemi intérieur que pressés d’aller livrer bataille aux Prussiens jurèrent de lui « flanquer l’âme à l’envers », selon leur expression favorite. Il se tenait prudemment caché, logeant çà et là chez des amis. L’un d’eux, ancien régisseur d’une troupe théâtrale dont Collot d’Herbois avait fait partie, le mena au domicile de ce redoutable personnage. C’était, semblait-il, se rejeter dans la gueule du loup, mais Weber voulait ravoir les quarante doubles louis placés sous scellé au moment de son arrestation. Son ami, Crétu, l’intermédiaire, lui avait garanti qu’il ne risquait rien. Cela se vérifia. Collot le reçut honnêtement et lui fit restituer ce fameux rouleau. Ayant complété de la sorte les ressources dont il pouvait disposer, Weber, muni d’un passeport dû également aux bons offices de Crétu, s’éloigna de Paris, gagna la Normandie. Il y fut arrêté par la municipalité de Damville, près d’Évreux. Un tribunal de paysans délibéra pendant vingt-quatre heures pour savoir si on le renverrait à Paris ou si on l’égorgerait. Après quoi, on le remit en liberté avec des excuses. Finalement, il atteignit Le Havre, d’où il passa en Angleterre.
XXII
Le mardi 4, les massacres duraient toujours. Ils se transportaient à la Salpêtrière, à Bicêtre, racontait-on. L’opinion s’indignait mais la population, effrayée dans son grand nombre, demeurait passive. Les autorités sans autorité ne faisaient rien. La presse approuvait, Marat en réclamant de nouvelles hécatombes étendues à toute la France, Gorsas en déclarant que les patriotes exerçaient leur justice. Le 3, Roland avait écrit à l’Assemblée nationale : « Hier fut un jour sur les événements duquel il faut peut-être jeter un voile. Je sais que le peuple, terrible en sa vengeance, y porte encore une sorte de précaution, il ne prend pas pour victime tout ce qui s’offre à sa fureur, il la dirige sur ceux qu’il croit avoir été trop longtemps épargnés par le glaive de la loi, et que le péril des circonstances lui persuade d’immoler sans délai. » Roland poursuivait non sans courage : « Mais je sais qu’il est facile à des scélérats d’abuser de cette effervescence, et qu’il faut l’arrêter ; je sais que nous devons à la France entière la déclaration que le pouvoir exécutif n’a pu ni prévoir ni empêcher ces excès ; je sais qu’il est du devoir des autorités constituées d’y mettre un terme, ou de se regarder comme anéanties. Je sais encore que cette déclaration m’expose à la rage de quelques agitateurs. Eh bien, qu’ils prennent ma vie. Je ne veux la conserver que pour la liberté, l’égalité. Si elles étaient détruites, soit par le règne des despotes étrangers, soit par l’égarement d’un peuple que l’on abuse, j’aurais assez vécu ; mais jusqu’à mon dernier soupir j’aurai fait mon devoir. Voilà le seul bien que j’ambitionne, et nulle puissance sur la terre ne saurait me l’enlever. »
C’est la brune Manon qui avait inspiré à son mari ce courage. « Il convient également à la justice et à la sûreté, lui avait-elle dit. On ne réprime l’audace qu’avec la fermeté. Si la dénonciation de tels excès n’était pas un devoir, elle serait encore un acte de prudence : leurs instigateurs doivent vous haïr, car vous avez accompli tous vos efforts pour les entraver. Il ne vous reste qu’à leur en imposer en vous faisant craindre. »
Manon voyait très justement la situation. Elle se trompait toutefois sur un point, en imaginant que les sans-culottes
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