Les autels de la peur
constata Weber. Elle le reçut avec des applaudissements. Indignée par les massacres, la majorité manifestait sa vive satisfaction de revoir un homme rescapé comme par miracle, et, de toute évidence, elle était résolue à le protéger. On le vit tout de suite. Les commissaires du Dépôt ayant remis au comité, contre récépissé, les papiers concernant l’affaire, l’enrôlement fut découvert. Un membre du comité demanda aussitôt la parole. Chénier ne put la lui refuser. « Le citoyen Weber, dit l’orateur, a été assez heureux aujourd’hui pour s’entendre déclarer innocent par un jugement du tribunal populaire. Par reconnaissance, il s’est enrôlé et a pris l’engagement d’aller aux frontières, mais, comme il est Autrichien de naissance, on ne peut exiger de lui ce sacrifice. Nous devons nous montrer aussi généreux que lui-même. Je vous propose de refuser les services militaires du citoyen, de déchirer son cartouche et de le rétablir sur-le-champ dans sa pleine liberté. » L’assemblée applaudit. Les plus solides Jacobins de la section, occupés à la Commune ou bien au club, n’étaient pas là pour protester. Chénier cependant contre-attaqua.
« Le cas est trop grave, dit-il, nous ne saurions le trancher ainsi. Le citoyen est accusé de quatre crimes de lèse-nation, la plupart établis par maint témoignage. Comment le tribunal populaire a-t-il pu l’acquitter ? Cela ne se conçoit pas, on a certainement trompé les juges. Le procès doit être réinstruit et je m’oppose à l’élargissement d’un homme dont nous connaissons trop les mensonges. » Mais la plus grande partie du comité s’éleva contre son président. Un des membres fit observer ceci : « Le peuple est souverain. Or, c’est ce peuple, en plein exercice de sa puissance, qui a créé le tribunal, c’est lui qui a prononcé l’élargissement de ce citoyen. Il ne vous appartient donc pas de différer sa liberté, sous quelque prétexte que ce soit. » Syllogisme irréfutable. De plus, Chénier connaissait la bonne foi de son contradicteur. C’était d’autant plus enrageant, car ces excellents principes se développaient sur une base fausse. Marie-Joseph essaya de l’expliquer, et comme les uns ne comprenaient pas, que les autres ne voulaient pas comprendre, exaspéré, il menaça de donner sa démission. Cette colère fit taire l’assemblée, elle n’en pensa pas moins. Dans un silence réprobateur, elle laissa son président décréter tout seul que le suspect serait conduit à l’Hôtel de ville.
En attendant, on le mit dans la petite chapelle grillée servant de geôle, où il avait été déjà enfermé lors de son arrestation, dix-sept jours plus tôt. Elle se trouvait en face de la table du comité. Le pauvre Weber connut l’amertume de revenir au point même où avait commencé pour lui l’alternance des pires craintes et des espoirs déçus. Il ne conservait, plus, à présent, d’espoir. L’Être suprême ne l’avait préservé par miracle, à La Force, que pour l’envoyer finalement à la Commune où l’attendait un verdict de mort. Cependant, lorsque la garde arriva pour l’emmener, l’assemblée, dont le mécontentement tournait lui aussi à la colère, s’insurgea. Des protestations s’élevèrent en tel nombre et avec tant d’énergie que Marie-Joseph, un peu inquiet, dut modifier sa décision. Il ordonna de conduire simplement le prisonnier au corps de garde. En le voyant partir, les ci-devant grenadiers, furieux de l’avoir en vain tiré du Dépôt, lancèrent une attaque très violente contre le président. Ils l’accusaient de bafouer la souveraineté du peuple, de tyranniser la section, de s’opposer à son vœu unanime. Un certain Goffiné, garde national, qui partait le lendemain pour la frontière, s’écria : « Est-ce aux défenseurs de la patrie prêts à combattre et donner leur sang, ou bien est-ce à qui reste là tranquillement le cul sur la chaise, de dire la volonté du peuple ? Citoyen président, tu es ici pour faire ce que nous voulons, non pas ce que tu veux, et nous voulons que le citoyen Weber soit libéré sur-le-champ. Tu n’as pas à discuter. Signe l’ordre. » Outré par ce langage, Marie-Joseph riposta vivement. Mais, malgré sa passion, il était assez sage pour comprendre qu’en allant, même avec raison, contre le désir général de l’assemblée, il desservirait la cause révolutionnaire. Puisqu’il ne pouvait
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