Les autels de la peur
Landrecies, non loin en arrière entre Valenciennes et Maubeuge, précisait Bernard. « Il y a ici, ajoutait-il, de grands mouvements d’hommes. Chaque jour, arrivent en masses des recrues, hélas pour la plupart sans le moindre commencement d’instruction militaire, beaucoup sans uniforme et sans autres armes que des sabres, voire des piques. En vérité, ils montrent tous un enthousiasme patriotique et une ardeur extrême, mais quel travail d’Hercule avant que ces braves soient constitués en troupes ! On les encadre avec des volontaires de 91. Le comité de la Guerre retire aux anciens bataillons des lieutenants, des sous-lieutenants, pour les faire capitaines des nouvelles compagnies. Les sergents sont promus officiers. C’est un remuement continuel. Tout change d’un jour à l’autre. Assurément, l’armée se renforce, seulement elle est en pleine formation, ou plutôt en pleine tentative de formation, et ne saurait soutenir un choc. Heureusement, l’ennemi semble rester dans l’expectative en Belgique. » Le 28 août enfin, Bernard, en s’excusant d’avoir dû abandonner une nouvelle fois sa lettre, la reprenait brièvement pour annoncer ceci : « Je pars dans un instant comme chef d’un bataillon nouvellement formé. Avec quelques autres du même genre, nous nous joignons aux renforts que le général Beurnonville conduit du camp de Maulde aux troupes de Dumouriez, dans les Ardennes, où l’ennemi a fait une percée, paraît-il. Il va falloir couvrir la distance à marches forcées. Je serai donc de nouveau sans pouvoir vous écrire pendant quelque temps. »
Claude n’avait de la situation militaire qu’une idée confuse. Tout au plus connaissait-il la faiblesse des effectifs de Dumouriez – environ quinze mille hommes, avait dit Danton – mais si le général en chef, appelant de sa droite Beurnonville et, sans doute, de sa gauche Kellermann, réussissait une concentration suffisante devant ou derrière la forêt d’Argonne, peut-être couperait-il la route de Châlons aux envahisseurs. N’était-il pas singulier que le sort de la France et de la Révolution se jouât de nouveau dans cette Argonne où le Roi en fuite avait été ressaisi ! La lettre de Bernard, l’enthousiasme des recrues dont il parlait, sa propre résolution, augmentaient en Claude le triste sentiment de son impuissance au milieu de l’anarchie parisienne, mais en même temps lui redonnaient confiance. Une fois de plus, il admirait le caractère de leur ami, cette âme si ferme et si calme, capable de répondre à toutes les exigences. Des chefs comme lui, comme Jourdan, ne pouvaient conduire leurs bataillons qu’à la victoire.
En deux jours, dormant dans son berlingot de poste, Claude fut à Limoges. Il arriva juste pour apprendre de la bouche des siens son élection. L’assemblée des trois cent quatre-vingt-six électeurs de la Haute-Vienne, présidée par Pierre Dumas et réunie au Dorat depuis le 2 septembre, venait de terminer ses travaux. Avec Gay-Vernon, Bordas, Faye, dont on avait renouvelé les mandats, il était désigné, ainsi que trois nouveaux députés, pour représenter le département à la Convention nationale.
Claude avait débarqué directement dans le faubourg, à la Manufacture où Lise logeait avec sa belle-sœur et sa nièce. Toute la famille était là, dans la salle à manger donnant sur la cour de la fabrique morte. On allait se mettre à table pour le souper. Après les embrassades et les nouvelles, M me Mounier courait maintenant de son fils à la cuisine pour faire corser le menu. Gabrielle ajoutait un couvert tiré du vieux buffet limousin à pointes de diamant. M. Mounier remontait de la cave avec deux bouteilles poudreuses. Claudine relisait la lettre du capitaine Delmay, dont Claude avait donné lecture à haute voix.
« Tu es heureux, tu as ce que tu souhaitais, mon ami, disait Lise.
— Ce que je souhaitais par-dessus tout, mon cœur, répondit-il, c’était de me retrouver près de toi. »
La main sur celle de sa femme, il souriait en la contemplant, en les regardant tous autour de lui. Il lui semblait revenir d’un autre monde : un monde d’effroi et d’horreur, et rentrer dans celui du bonheur paisible. Dans ce petit univers de sa jeunesse rien n’était changé depuis l’automne dernier, si lointain lui semblait-il : son père, sa mère n’avaient pas pris une ride, alors qu’il se sentait singulièrement vieilli. Derrière la fenêtre, les
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