Les autels de la peur
lesquelles s’est faite notre première rencontre n’auraient-elles point agi sur votre cœur ? »
Ce fut au tour de Guillaume Dulimbert de mettre un moment à répondre. « Qu’avons-nous besoin de chercher, frère ? dit-il enfin. Je vous aime pour tout ce que vous aimez. »
XXIII
Il semblait à Bernard que l’on n’en finirait jamais de cheminer jour après jour à travers ces Ardennes noires et grises dont l’été avait desséché les maigres pâtures et dont l’automne roussissait les bois. On allait de colline en colline, et quand on parvenait sur une crête, on dominait l’immense colonne de dix-huit mille hommes serpentant sur plus d’une lieue. Depuis la veille, il pleuvait par intermittence. Les habits ne séchaient pas. L’eau s’infiltrait, ruisselait entre cuir et chemise, entrait dans les souliers en mauvais état. On pestait. Nul ne se plaignait pourtant, car on approchait de la forêt d’Argonne. L’ennemi ne devait plus être loin. Le 14, on entendit le canon dans l’est, en arrivant à Rethel. Bernard ne l’écouta pas sans émotion : il n’allait plus s’agir de commander une troupe à la parade, de la tenir en bon état dans un camp, mais de la diriger sous le feu, pour la première fois. En serait-il capable ? Sa confiance en ses hommes le soutenait. Il vivait familièrement avec eux, leur expliquant la situation d’après le peu que l’on en savait, leur répétant que le sort de la liberté dépendait de leur énergie, de leur discipline, de leur bravoure. Avec les autres bataillons improvisés, ils faisaient bonne figure au milieu des troupiers exercés et des régiments de ligne venant, les uns et les autres, du camp de Maulde où ils avaient connu Dumouriez. Ils en chantaient les louanges. Ils affectaient de se gausser des recrues. « Quand il verra les demoiselles qu’on lui amène, ce n’est pas une bataille qu’il va donner, c’est un bal ! » Les volontaires se piquaient d’honneur. Poussiéreux, maintenant lavés par la pluie, mal chaussés, pas toujours nourris, maigris de fatigue, ils trouvaient néanmoins aux étapes le courage de faire l’exercice. Leurs officiers provenaient tous des bataillons de 91. Claude avait pour capitaine-adjudant-major son ancien sergent puis lieutenant, et vieil ami, Antoine Malinvaud.
Le corps d’armée bivouaqua longuement à Rethel. Ce repos ne fut pas superflu, mais la pause avait un tout autre motif : on attendait les ordres. Simple chef de bataillon, Bernard ignorait les secrets de l’état-major. Il ne possédait même pas de carte pour se situer. Par ce qui se disait, il savait seulement, comme tout le monde, que l’on se trouvait à six heures de marche, environ, du camp de Grandpré occupé par les brigades du général en chef, et à trois heures du premier défilé de l’Argonne : le Chêne Populeux, directement sur la gauche du bivouac. À en croire les rumeurs locales, un violent combat venait d’avoir lieu pour la possession de ce passage. Les émigrés s’en étaient emparés, rejetant les troupes nationales en déroute vers Châlons. On racontait qu’en même temps un second défilé, dit la Croix-aux-Bois, défendu victorieusement, la veille, et où le prince de Ligne avait péri, venait lui aussi de tomber aux mains des Impériaux. Il fallait toutefois prendre avec une extrême défiance ces racontars, contre lesquels Bernard mettait en garde ses soldats, car la population ne semblait point en majorité patriote. Elle entretenait assurément des intelligences avec les émigrés qui avaient tout avantage à forger des nouvelles démoralisantes.
Le 16 au soir, le général, logé dans Rethel même, appela ses généraux, ses colonels et les chefs de bataillon afin de les avertir que l’on allait faire mouvement. Ordre était arrivé de se porter vers Grandpré en côtoyant la rivière Aisne et en se tenant à l’écart de l’Àrgonne pour éviter une attaque de flanc lancée par Clerfayt. « La situation est nette, messieurs, dit Beurnonville. Le général Dumouriez nous avise en somme que les Autrichiens sont maîtres de certains passages et peuvent en déboucher pour fondre sur nous. Vous allez donc exécuter une marche défilée sous la menace de l’ennemi. Veuillez regarder cette carte. Voici l’Aisne : entre elle et la forêt, nous avancerons dans un couloir de plus en plus rétréci. À votre droite, vous ne devrez jamais perdre de vue la rivière qui nous met à l’abri de ce
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