Les autels de la peur
venus assiéger le ministère obéissaient aux ordres de Danton. C’étaient des fédérés impatients de partir pour la Champagne, et qui, désespérés de ne pouvoir obtenir des armes, en réclamaient partout, à cor et à cri. En vérité, si Roland conservait encore sa liberté et sa vie, il le devait à Danton. Celui-ci avait, dans la nuit, retenu les mandats lancés par Marat, maître du Comité de surveillance, contre Roland et contre Brissot. Danton voulait en finir avec cette guerre intestine des partis révolutionnaires. Comme Claude, il désirait l’union entre tous les patriotes. Avec lui, il était allé voir l’ambigu Pétion qui, publiquement, donnait sa bénédiction aux tueurs, et en revanche écrivait à Santerre de mobiliser contre eux la garde nationale : à quoi le brasseur faisait la sourde oreille. Pétion ne s’était point opposé aux tentatives du Conseil général contre Roland, mais, au soir du dimanche 2, il avait convoqué à la mairie les présidents des quarante-huit sections, dans le dessein de constituer une nouvelle assemblée communale qui supplanterait celle de l’Hôtel de ville. Manœuvre sans résultat, au demeurant. Danton montra au maire les mandats dont l’effet eût été d’envoyer Roland et Brissot à la mort.
« Vous avez eu tort, dit le blond Pétion avec son flegme, cet acte n’aurait perdu que ses auteurs.
— Non, je ne veux pas de ça, se récria Danton. Ces bougres d’enragés mettraient le pays à feu et à sang pour assouvir leurs rancunes. Il faut que chacun de nous cesse de penser à soi, il faut nous unir fortement et nous tourner tous contre l’ennemi extérieur. »
Mais le même Danton venait de laisser expédier dans toute la province avec le contre-seing du ministre de la Justice la circulaire suivante rédigée par Marat : « Prévenue que les hordes barbares s’avançaient contre elle, la Commune de Paris se hâte d’informer ses frères de tous les départements qu’une partie des conspirateurs féroces, détenus dans les prisons, a été mise à mort par le peuple : actes de justice qui lui ont paru indispensables pour retenir par la terreur les légions de traîtres cachés dans ses murs, au moment où il allait marcher à l’ennemi. Sans doute, la nation entière, après la longue suite de trahisons qui l’ont conduite sur les bords de l’abîme, s’empressera d’adopter ce moyen si nécessaire au salut public, et tous les Français s’écrieront comme les Parisiens : Nous marchons à l’ennemi, mais nous ne laisserons pas derrière nous des brigands pour égorger nos enfants et nos femmes. » Claude s’était refusé à signer cet appel. Le sang n’avait que trop coulé : du sang trop souvent innocent. Étaient-ce donc des aristocrates, ces filles publiques, ces fous, ces jeunes garçons que, dans un délire de purification, on exterminait au château de Bicêtre, à la Salpêtrière ? Et voilà qu’à leur tour les Brissotins devenaient des ennemis de la nation. C’était d’eux à présent que Marat et les siens entendaient se débarrasser par le massacre. Hébert l’avouait entre haut et bas. Il appelait cela nettoyer le terrain pour les élections.
Paris sentait la mort. Les chariots, où l’on dissimulait maintenant les cadavres sous un lit de paille, continuaient leur va-et-vient aux carrières souterraines de la Tombe-Issoire, aux puits de la barrière d’Enfer. Manuel, Chaumette faisaient acheter du sel, du vinaigre, de la chaux. Claude ne pouvait plus fermer les yeux sans revoir les tas de corps empilés contre l’arcade du Châtelet, sur le Pont-au-Change, la tête de M me de Lamballe devant la cour du Temple, avec sa chevelure qui balayait les bonnets rouges des massacreurs. Excédé de dégoût, d’impuissance, de solitude, le 4 après midi, il prit la poste pour Limoges, emportant une lettre de Bernard arrivée le matin même. Il la déplia tandis que le berlingot, où il était seul, roulait vers l’Observatoire.
Bernard avait commencé, interrompu et repris sa lettre plusieurs fois. Il écrivait d’abord, le 19 août, de Saint-Quentin, que son bataillon venait, la veille, de quitter brusquement Soissons, pour se diriger vers la frontière belge. Le capitaine-adjudant-major, malade, avait dû rester au camp, et lui, Bernard, le remplaçait auprès de Jourdan et Dalesme. Il était accablé de besognes. Ce passage très court s’arrêtait là. On sautait au 23 août et au dépôt de
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