Les autels de la peur
reste de ses troupes en très bon ordre et avait déclaré à la municipalité qu’il ne s’agissait nullement d’une défaite mais simplement d’une panique produite, dans des bataillons inexpérimentés, par l’irruption de quelques hussards non pas prussiens mais autrichiens. Pour lui, les défilés étant perdus, ce qui laissait Grandpré à découvert, il se dirigeait sur Châlons. Plus tard dans la matinée, on avait appris que le camp du général Dumouriez était vide. Les patriotes locaux se sentaient désormais à la merci des envahisseurs. Bernard songea qu’évidemment le général en chef ne pouvait pas tenir une position où il eût été, au premier moment, tourné et coupé de Paris. Il avait agi avec sagesse en se retirant sur Châlons, sans doute. Il fallait l’y rejoindre.
On quitta Vouziers à deux heures après midi et l’on bivouaqua dès six heures. Le corps d’armée, en mouvement depuis trois heures du matin, avait couvert un peu plus de douze lieues depuis Rethel. Les chevaux comme les fantassins étaient à bout de forces. Le lendemain, deux courtes étapes les menèrent à Châlons. On y parvint pour apprendre qu’il fallait repartir vers l’Argonne. Le général Dumouriez, loin de battre en retraite, n’avait abandonné Grandpré, devenu peu sûr, qu’afin d’occuper non loin, sur la route de Paris, une position très forte aux abords de Sainte-Menehould : la bourgade où Louis XVI, dans sa fuite, avait été reconnu par le maître de poste. Les bruits de bataille et de désastre n’étaient que des fagots : l’armée des Ardennes demeurait intacte, solidement campée au sortir du défilé des Islettes, et parfaitement résolue à interdire aux coalisés de déboucher en Champagne. Le général en chef attendait ses renforts. Chazot marchait déjà pour le rejoindre. Bien entendu, on se réjouit de ces nouvelles, mais, comme s’écria Malinvaud, c’était « foutrement trop bête » d’avoir vu de Grandpré l’armée défiler à une lieue au plus, de l’avoir prise « pour les Prussiens, les Autrichiens ou je ne sais quoi – car on parle tantôt de Clerfayt tantôt de Brunswick ou du roi de Prusse, et on ne sait jamais à qui on aurait affaire – puis d’être allé la chercher ici, pour remonter maintenant la trouver à Sainte-Menehould ! Veux-tu que je te dise : eh bien, le militaire et la guerre, c’est brouillon et ânerie. Que suis-je venu faire là-dedans ?
— Tu parles d’or, mon ami, lui répondit Bernard. Je t’en servirais autant quant à moi. En attendant, prends ton quartier-maître, ton sergent-major et va quérir nos vivres. Ensuite, nous irons voir ensemble s’il n’y aurait pas moyen de se faire délivrer des effets, des souliers surtout. Tu as la liste de ce qui nous manque ?…»
Malgré sa hâte de rejoindre le général Dumouriez, Beurnonville comprenait qu’il fallait à ses troupes un sérieux repos avant une nouvelle marche de dix lieues. Il leur avait donné douze heures. Bernard, aidé par Malinvaud, en mit une part à profit pour réviser et compléter dans la mesure du possible l’équipement de son bataillon. Le magasin de Châlons était assez bien fourni. On ne cessait d’y équiper, de former en compagnies les volontaires qui arrivaient continuellement des théâtres patriotiques de Paris. Spectacle émouvant et réconfortant, cet afflux d’hommes de tout âge, de toutes les conditions. Le peuple entier se levait enfin, résolu à défendre sa liberté. Mais il avait fallu, pour l’y décider, la proclamation du danger de la patrie et, par contrecoup, ces massacres dans les prisons, dont Bernard et sa troupe apprirent ici la nouvelle. Les assassins, en bandes hideuses, étaient venus de la capitale jusqu’au camp, couverts du sang d’autres victimes égorgées au passage dans les villes. Ils portaient au bout de leurs piques les têtes d’officiers de ligne qu’ils avaient immolés sur le faux bruit d’un désastre. Reçus avec mépris par les soldats, ils étaient repartis, toujours furieux, clamant la grande trahison de Dumouriez et demandant sa tête.
Une ultime journée de marche sur la grand-route, sillonnée par les convois apportant vivres et munitions en abondance à Sainte-Menehould, amena enfin le corps d’armée à sa destination, dans la relevée du 19. On avait dépassé les premiers postes échelonnés fort loin, lorsqu’une immense clameur roula sur la colonne, de régiments en
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