Les autels de la peur
soir, après une journée de marches et contre-marches, ce corps avait pris position devant la Croix-aux-Bois avec mission d’empêcher l’ennemi d’en déboucher. Mais pendant la nuit l’armée prussienne tout entière leur était tombée dessus. Sabrés à la lueur des feux de bivouacs par des nuées de hussards surgissant de l’obscurité comme des diables et s’infiltrant partout, ils n’avaient pu faire autrement que de se disperser. Dans cette désastreuse nuit, toute l’armée des Ardennes avait été taillée en pièces. Les débris fuyaient vers Reims, vers Châlons. Quant à eux, ils s’étaient perdus dans le brouillard matinal.
« Lieutenant, dit Bernard, faites conduire ces hommes à la brigade. Du reste, si ce qu’ils racontent est vrai, le général en aura rencontré bien d’autres.
— Cela ne peut pas être vrai, observa Malinvaud tandis que le petit groupe disparaissait dans l’épaisseur grise. Comment ces individus, isolés, sauraient-ils ce qui s’est produit sur un front de plusieurs lieues ? Comment auraient-ils vu que l’armée prussienne tout entière les assaillait ? Et d’où tiennent-ils, puisqu’ils n’ont point passé la rivière, que les prétendus débris de l’armée des Ardennes fuient vers Reims et Châlons ? Allons donc ! ils ont inventé tout cela dans leur panique, pour la justifier. Voilà tout. »
Quoi qu’il en fût, la colonne n’avait point interrompu sa marche et suivait toujours l’Aisne sur la droite. Le terrain, montant de côté, devenait de plus en plus raide tandis que la rivière peu à peu semblait s’enfoncer, disparaissait sous le brouillard. Celui-ci cependant s’éclairait à mesure que l’on s’élevait, il se déchirait en effilochures. Soudain on émergea en pleine lumière, au bord d’un plateau, avec la forêt toute proche. Aussitôt l’ordre de halte courut de bataillon en bataillon. Les hauteurs couronnées par les masses de frondaisons jaunes et brunes s’effondraient brusquement là en une coupure remplie par la nappe des brumes. C’était évidemment le défilé de Grandpré, et les pentes celles du camp. Ce que Bernard et Malinvaud en voyaient apparaissait totalement vide. Pas une tente, pas un poste, pas un homme là où il aurait dû s’en trouver quinze mille. Les fuyards n’auraient-ils donc pas menti !
Le général Beurnonville et son état-major, à cheval, avaient gravi un petit tertre. Dans la direction qu’ils scrutaient, se devinait, sur le côté de la plaine, un grouillement confus : à n’en pas douter, celui d’une armée en marche, mais trop lointaine, trop voilée par le coton dont l’Aisne couvrait ses sinuosités, pour que l’on pût reconnaître les uniformes ou les drapeaux. Si les fuyards disaient vrai, cela pouvait être l’armée autrichienne victorieuse qui allait faire sa jonction avec les Prussiens arrivant de Verdun par les défilés de l’est. Dans ce cas, pensa Bernard, il ne reste qu’une manœuvre à entreprendre : se replier sur Châlons et y rejoindre les restes de l’armée des Ardennes. Telle fut en effet la décision à laquelle l’état-major s’arrêta, après un long conciliabule. Le général ne semblait pas convaincu, il étudiait ses cartes, désignait de la main différents points de l’horizon. Enfin, il parut se rendre à un avis unanime. Les officiers d’ordonnance galopèrent vers les bataillons. Bernard vit se diriger vers lui un jeune sous-lieutenant qui le salua et dit : « Ordre du général Beurnonville : le corps d’armée revient sur ses pas en suivant la rivière jusqu’au premier pont qui se présentera. C’est celui de Vouziers. Les troupes l’emprunteront et traverseront la ville au sortir de laquelle on fera une longue halte pour nourrir et reposer les hommes. »
Les soldats, qui s’étaient assis ou allongés sur le sol sans lâcher leurs armes, se relevèrent en rangs. On replongea dans le brouillard éclairci. Avec la chaleur un peu orageuse du jour, il se dissipait rapidement et n’était plus qu’un embu bleuâtre quand on parvint au pont au-delà duquel la petite ville de Vouziers groupait ses clochers et ses maisons grises. Nul n’avait vu l’ennemi sur cette rive, néanmoins on parlait beaucoup de désastre. Depuis la fin de la nuit, des fuyards nombreux avaient passé, semant la désolation et la peur chez les patriotes, la joie secrète chez les ci-devant. À l’aube, le général Chazot était arrivé avec le
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