Les autels de la peur
femme, mais il était excédé de se heurter toujours, dans son désir de conciliation et d’unité, à une aversion si follement tenace. La colère lui avait déjà joué bien des mauvais tours. Une fois de plus, l’emportant d’un seul pas hors de la marche prudente qu’il observait depuis les débuts de la Convention, elle lui fit commettre une lourde faute. Comme lui-même, Roland, élu député, aurait dû déjà rendre son portefeuille. Il ne s’y décidait point. Tout en se déclarant très las du pouvoir exécutif, il tenait – et sa femme plus encore – à rester ministre. Il lui fallait un prétexte. Ses amis, surtout les fidèles chevaliers de Manon : Buzot et le bellâtre Barbaroux, résolurent de le lui offrir. On l’inviterait, en séance à la Convention, à garder son poste dans l’intérêt national. Ce fut Buzot qui porta la parole sur ce sujet. « Il faut au Conseil exécutif, dit-il, des hommes éprouvés. Nous aurions prié Danton de conserver son portefeuille s’il n’avait déclaré formellement, à trois reprises, qu’il choisissait de se retirer. Nous n’avons pas le droit de le contraindre. Du moins pouvons-nous inviter Roland à rester au ministère de l’Intérieur. Demandons-lui ce sacrifice à la chose publique. Il lui sera dur, je le sais, de renoncer à l’honneur de siéger parmi vous. C’est un homme de bien, il accomplira son devoir. »
Il y eut des protestations. Philippeaux, Cambon jugeaient cette invitation absolument déplacée. Barère, s’opposant à toute démarche de la Convention pour retenir les ministres, rappela un mot de Mirabeau : Ne mettez jamais en balance un homme et la patrie. « Je rends hommage aux vertus et au patriotisme de Roland, ajouta Barère, mais on n’est pas longtemps libre dans un pays où l’on élève par des flatteries un citoyen au-dessus des autres. » C’est alors que Danton lâcha une bombe : « Si vous faites une invitation à Roland, dit-il en haussant les épaules, faites-la donc aussi à sa femme. » Et il poursuivit de sa voix grondante : « Tout le monde sait que Roland n’était pas seul dans son département. Moi, j’étais seul dans le mien. »
Scandale ! Buzot, Barbaroux suffoquaient. La droite et le contre éclataient en cris aigus d’indignation. Quel outrage à la bienséance ! La Montagne soutenait Danton par des ricanements et des plaisanteries sur le ménage ministériel. Claude, atterré, voyait s’effondrer en un instant l’arche fragile qu’avec tant de mesure et de patience Danton avait tenté de reconstruire. Lui aussi sentait déjà sa faute. Selon son habitude, loin d’essayer de la réparer, il l’aggrava en fonçant de nouveau. Il l’appela les pleurs, l’égarement du ministre, dans le péril, son empressement à vouloir fuir, et conclut, féroce : « On chante ici les vertus non-pareilles de l’indispensable M. Roland. Je n’ai point trouvé chez lui cette âme d’une trempe vigoureuse qui subjugue les circonstances ni cette force qui soutient un État sur le penchant de la ruine. »
L’irréparable était accompli. « Mon pauvre Georges, lui dit Claude, tu as mis toi-même par terre tous tes espoirs.
— Eh, je le sais. Je n’ai pas pu me retenir. Ils m’exaspèrent, ce vieil imbécile et cette garce froide qui fait l’amour avec sa tête ! Qu’ils aillent se faire foutre, elle et son Coco ! Ce sont des ânes. S’ils veulent la guerre, ils l’auront. »
D’une travée à l’autre, les députés, mis en folie par ces querelles personnelles, se montraient le poing en échangeant des propos de guerre civile. Le petit Louvet, Valazé, Lasource défendirent Roland et son ménage. Toutefois, ils n’osèrent pas reprendre la proposition de Buzot.
Le lendemain Roland écrivit à la Convention une de ces lettres par lesquelles sa femme s’adressait aux assemblées. Ce message parut à Claude un chef-d’œuvre d’infatuation et de jésuitisme. « La Convention, ne craignait point de dire Roland, a montré sa sagesse en refusant d’accorder à un homme l’importance que semblerait donner à son nom l’invitation solennelle de rester au ministère. Mais sa délibération m’honore et elle a prononcé assez clairement son vœu. Ce vœu me suffit, je reste au ministère. J’y reste parce qu’il y a des dangers à y courir. Je les brave et n’en crains aucun dès qu’il s’agit de sauver ma patrie. » Et cela se terminait par cette queue
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