Les autels de la peur
par des cris : « À l’Abbaye ! À la guillotine ! » Debout, tendant le poing vers l’auteur de ce factum, de nombreux députés l’injuriaient et le menaçaient. Il ne répondait que par son rictus dédaigneux. Boileau demanda un décret d’accusation. La majorité voulait aller aux voix aussitôt. Cependant, sur les instances de Claude et de quelques autres Montagnards, elle consentit à écouter Marat se défendre là-dessus. « À la barre ! » clamait la droite qui ne voulait plus l’entendre comme membre de la Convention. Il finit tout de même par obtenir la tribune.
« On invoque contre moi des décrets, dit-il. Le peuple les a purgés en m’envoyant ici. Il a décidé entre mes accusateurs et moi. D’ailleurs, ces poursuites sont des titres de gloire, j’en suis fier : je les ai encourues en démasquant les conspirateurs feuillants. J’ai vécu dix-huit mois sous le glaive du traître La Fayette. Si les souterrains où j’ai dû m’enfermer ne m’avaient dérobé à sa fureur, il m’aurait anéanti. Quant au placard dont on vient de donner lecture, il date non pas d’aujourd’hui comme on le prétend pour m’accabler, mais d’il y a dix jours. J’étais alors indigné de voir élire à la Convention cette faction qui s’efforce présentement de m’abattre. Depuis lors, la république a été instaurée. Voyez donc dans le journal que je lui consacre ce que j’annonce sur ma nouvelle marche. »
Il lut cet article, auquel Claude faisait allusion dans sa conversation de la veille avec Vergniaud et Lasource. Le ton, beaucoup plus modéré, démocrate mais dans le sens constitutionnel, plut à l’Assemblée. Il reçut des approbations. Cela n’alla point, certes, jusqu’aux applaudissements, néanmoins c’était une véritable victoire pour Marat. Il la gâcha en ajoutant : « Vous voyez à quoi tient la réputation des patriotes les plus éprouvés. Si, par la négligence de mon imprimeur, ma justification n’avait point paru à temps dans ces pages, vous m’envoyiez aveuglément dans les fers. Mais, s’écria-t-il en tirant d’un geste théâtral un pistolet dont il s’appuya le canon sur la tempe, j’avais de quoi rester libre. Si vous m’aviez décrété d’accusation, je me brûlais la cervelle à cette tribune même. Voilà donc le fruit de mes travaux, de ma misère, de mes dangers, de mes souffrances pour sauver la patrie ! Eh bien, je resterai parmi vous pour braver vos fureurs !
— Quel maladroit ! » ne put s’empêcher de dire Claude, tandis que Gay-Vernon murmurait : « C’est un fou. Tantôt il raisonne, tantôt il perd le sens. »
De nouveau, il avait retourné contre lui la majorité de la Convention et dégoûté la minorité. Les Brissotins massés au pied de la tribune criaient, les uns : « Au fou ! À Bicêtre ! » d’autres : « À la guillotine ! » et la plupart : « Le décret ! le décret ! » Les tribunes et les galeries aux deux bouts de la salle recommençaient leur vacarme, acclamant Marat. Plusieurs représentants qui, excédés, avaient voulu sortir, revinrent en annonçant : « La foule est ameutée, dehors. Si l’on porte le décret contre l’ami du peuple, il y aura des têtes abattues, ce soir. »
Marat étant descendu de la tribune, le tumulte s’apaisa un peu. Claude en profita pour lancer de toute sa voix : « Je demande que l’on passe à l’ordre du jour sur la motion du citoyen Danton. » La Montagne et le centre firent chorus là-dessus, imposant silence à la Gironde. On en avait son saoul, de ces débats hystériques. La motion mise aux voix fut votée sans opposition et la République française déclarée une et indivisible. Pétion leva cette interminable séance.
Au total, elle se soldait par un échec pour les Brissotins. La grande bataille qu’ils avaient voulu livrer à la députation parisienne n’atteignait aucun de leurs objectifs. Loin d’anéantir Marat, ils l’avaient fortifié, au moins dans la faveur populaire. Danton, par sa modération, s’assurait désormais la sympathie de la Plaine. Lui et Robespierre étaient lavés de l’accusation de dictature. Le fantôme d’un triumvirat ne pouvait subsister dans nul esprit sérieux. Enfin, la proclamation de l’indivisibilité rendrait difficile, au moins légalement, toute tentative fédéraliste. En revanche, Claude portait à l’actif de la Gironde la persistance du projet de loi sur la garde départementale
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