Les autels de la peur
affecté, au moins pour quelque temps, à l’état-major de Dumouriez. « Le comité voulait t’envoyer à l’armée du Nord, nous l’avons retenu. Ce sera pour toi un sacrifice, nous le savons, mais c’est toi-même qui as eu l’idée de mettre des patriotes sûrs auprès des généraux. Rassure-toi, tu n’irais pas près de lui pour l’espionner. Tu irais pour le soutenir si, comme je l’espère, ses flottements viennent de la mauvaise organisation des troupes, ou pour le combattre si, comme on l’en accuse, il tendait à se faire l’instrument de la contre-révolution. Dans le cas où cela serait nécessaire, les commissaires de la Convention à son camp te donneraient tous pouvoirs. Réfléchis, tu n’es pas obligé de répondre tout de suite.
— Je te remercie, dit Bernard, je n’ai pas besoin de réfléchir. Je ne saurais être meilleur juge que toi, citoyen. Si tu estimes ma présence nécessaire là-bas, c’est qu’elle l’est. Dans ce cas, je n’ai point à me poser des questions. Quand dois-je partir ? »
Avec un sourire amical, Maximilien à son tour le remercia. « Je reconnais là ton âme, ajouta-t-il, tu ne balanceras jamais à remplir ton devoir, quel qu’il puisse être. Attends quelques jours cependant, rien ne se prononce encore, et il serait bon qu’avant que tu partes Danton puisse te parler. »
Comme il le pensait, l’influence de M me Recordain fut salutaire à leur ami. Sans vouloir sortir, retourner au club ni au Manège, Danton consentit à renouer le fil de son existence, à recevoir des familiers : Camille et Lucile, Claude et Lise, Fréron, Legendre, le D r Chévetel, Hérault-Séchelles, Chabot, Collot d’Herbois qui, aux Jacobins, avait publiquement accusé « la faction » de la mort de Gabrielle-Antoinette : « Les Girondins ont fait périr une citoyenne que nous pleurons tous. Roland et ses partisans ont profité de l’absence de Danton pour empoisonner sa malheureuse épouse par leurs calomnies infâmes. Les lâches ! »
C’était la moindre des injures que se lançaient la Montagne et la Gironde. À la Convention, les épithètes de coquins, scélérats, gredins, cochons, assassins, volaient entre la droite et la gauche. L’hostilité s’exacerbait de jour en jour, tandis que le manque de pain, les prix des denrées sans cesse croissants, exaspéraient la population. Des pétitionnaires, des ménagères surtout, réclamaient aux Jacobins la fixation d’un prix maximum pour le blé et les marchandises de première nécessité. Ce à quoi s’opposait la plus grande partie des Montagnards, avec Robespierre et Claude qui se rappelait l’expérience de la taxation, faite à Limoges en 89.
La taxe était le cheval de bataille des Enragés. Si Claude, tout comme Robespierre et Saint-Just, ne manquait pas de sympathie pour les idées sociales de Jacques Roux, il les tenait pour présentement irréalisables et dangereuses. Le maximum risquait d’aggraver la situation financière, d’accroître la résistance des départements hostiles à la Convention. Et quelle belle occasion les Enragés fournissaient aux Brissotins de crier à la loi agraire, à l’anéantissement des propriétés ! De plus, Jacques Roux, dénonçant le marché de l’argent, prêchait la démonétisation du numéraire et le cours forcé de l’assignat. Or Robespierre, Saint-Just, Marat étaient absolument hostiles aux assignats, en quoi ils voyaient la source de tout le désordre économique, de la crise des subsistances. Ils auraient voulu que l’on remboursât les créanciers de l’État en biens nationaux et que l’on arrêtât la circulation du papier. Il y avait donc là, entre les Enragés et les Robespierristes, une irréductible opposition de principe. Avec ses promptes suspicions, Maximilien subodorait déjà en Jacques Roux l’agent d’un complot contre la Montagne. Complot particulièrement redoutable, car il se servait du peuple abusé. Comment mécontenter, contenir ce peuple, quand on avait besoin de lui pour tenir tête à la faction brissotine !
Le 12 février, une députation des quarante-huit sections parut à la barre du Manège pour réclamer une loi fixant le prix maximum du blé à 25 francs le sac de 225 livres, sous peine de dix ans de fers pour un premier délit, et de la mort pour la récidive. À quoi Marat, montant à la tribune, répondit : « Les mesures qu’on vient de nous proposer… tendent si évidemment à détruire
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