Les autels de la peur
lèvres. Elle se jeta dans sa chambre. Au même moment, la porte donnant sur le vestibule s’ouvrit.
« Tiens, Bernard, dit Gabrielle avec un long regard. Qu’y a-t-il donc, cher général ? »
Il se ressaisit et, la saluant : « J’étais venu vous faire à tous mes adieux. Je pars. Claudine a été bouleversée. Extraordinairement bouleversée.
— Ne vous inquiétez pas, je vais m’occuper de cette enfant. Revenez, cher Bernard, prenez soin de vous, revenez-nous vivant…»
Il s’en alla, étourdi, sentant encore ces bras autour de son cou, cette bouche maladroite contre la sienne. Alors, pourquoi Claudine, ces derniers temps, se montrait-elle si distante ? Pourquoi semblait-elle même parfois lui en vouloir ? De quoi donc ?… Pourtant, il ne rêvait pas, et cet élan, si audacieux chez une jeune fille, témoignait d’un véritable désespoir. Bah ! c’était la vivacité d’une adolescente qui prend sa première flamme pour un amour éternel.
Le souci de sa mission le disputait à son trouble. Le plan exposé par Danton offrait toutes les occasions à Dumouriez : celles de prouver une nouvelle fois son audace, sa faculté de conduire un vaste mouvement, et celles aussi de négliger, selon son habitude, des détails plus importants que le principal. Belle chose à dire en regardant une carte : « On traversera la petite mer du Bielbos », ou bien : « Nous courrons par les embouchures des fleuves. » Encore fallait-il en réunir les moyens, en préparer minutieusement l’emploi sous la menace, peut-être, d’une croisière anglaise. Si Dumouriez, tout à ses grandes vues, se reposait de tels soins sur un empoté du genre Harville, l’expédition française en Hollande aurait toutes les chances de finir dans cette jolie petite mer. Ce serait à lui, Bernard, comme officier d’état-major, de veiller soigneusement à ces détails. Il les évoqua de telle façon, en prenant un dernier repas avec Claude et Lise, que celle-ci lui dit : « Ah ! tu es devenu vraiment général, on le reconnaît bien ! Regrettes-tu seulement de nous quitter ? » Ils l’accompagnèrent à la place des Victoires. S’il avait été seul avec Lise, il lui aurait parlé de Claudine. Quelque chose le retenait de le faire devant Claude.
Quand le berlingot, à capote et tablier de cuir, qui l’emportait avec Sage passa l’arc Saint-Denis, le soleil riait dans les tulles d’une averse. Sortie des encombrements de la porte, la voiture, menée par un postillon, prit la grande allure roulante. En trois jours, on serait à Anvers.
Ils n’eurent pas à aller si loin. L’expédition de Hollande était déjà terminée pour Dumouriez. On le rappelait en toute hâte ; le prince de Cobourg, nouveau général en chef de l’armée impériale, attaquant rudement la Belgique à l’est, chassait les généraux Dampierre, Valence et Miacsinsky d’Aix-la-Chapelle sur Liège, rejetait Miranda de Maëstricht et poursuivait les troupes en déroute. La panique régnait. Plus de dix mille déserteurs, disait-on, s’étaient répandus dans l’intérieur du pays où l’insurrection contre les Français éclatait à Grammont. Au milieu de ce désordre, Bernard cherchait en vain l’état-major général. Par les routes encombrées, il poussa vers Namur. Il y retrouva son bataillon, commandé par Malinvaud, et les deux bataillons limousins, avec la division Harville qui avait recueilli les corps de Stengel et de Neuilly battant en retraite jusque-là. Il apprit que les autres corps semblaient avoir fait ralliement à Tirlemont. Il y courut. C’était exact. L’armée, ressaisie, s’étendait assez solidement entre Namur et cette ville, et l’on y attendait le général en chef. Bernard attendit, lui aussi. En fait, Dumouriez était à Louvain, moins inquiet pour le moment de la situation militaire que de l’insurrection. Pour la désarmer, il faisait fermer les clubs jacobins, restituer l’argenterie des églises, arrêter et reconduire à la Convention deux de ses commissaires.
Apprenant ces nouvelles, Bernard se rendit à Louvain. Danton venait d’y arriver. On était furieux, à Paris, contre Dumouriez. Danton s’efforçait de le défendre et d’arranger les choses. Mais le général n’était pas moins en colère contre les sans-culottes dont les turbulences ruinaient tous ses plans. Danton s’enferma très longtemps avec lui. En sortant, il dit à Bernard qu’ils allaient ensemble organiser les
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