Les autels de la peur
Il faut du caractère. Je fus dans une position telle que celle-ci dans le moment où l’ennemi était en France. Je disais aux prétendus patriotes : vos discussions sont misérables. Battons l’ennemi et ensuite nous disputerons. J’ai consenti à passer pour un buveur de sang. Eh bien, buvons le sang des ennemis de l’humanité s’il le faut, mais enfin que l’Europe soit libre. Remplissez donc vos destinées : point de passions, point de querelles, suivons la vague de la liberté ! »
Cette éloquence volcanique avait fait vibrer l’Assemblée. Cambacérès demanda la parole. Il réclama la réorganisation du Conseil exécutif dont il voulait que l’on concentrât et renforçât les pouvoirs en le rattachant de plus près à la Convention. Buzot bondit alors à la tribune pour protester contre cette dernière motion, s’opposer « au despotisme qu’on nous prépare, à la confusion des pouvoirs ». Claude aussi était tout à fait hostile à une telle réunion du législatif et de l’exécutif, d’où découlerait nécessairement un nouvel absolutisme. Après un long et violent tumulte, la demande de Cambacérès fut renvoyée, on s’arrêta seulement à l’organisation du tribunal. Le rapport du comité n’était pas prêt. Robert Lindet donna lecture du projet dans ses grandes lignes. Le tribunal criminel extraordinaire serait composé de neuf juges nommés par la Convention, indépendants de toute procédure habituelle, acquérant la conviction par tous les moyens. Ils se diviseraient en plusieurs sections de façon à siéger en permanence, et poursuivraient, soit directement, soit à la requête de la Convention, ceux qui, par leur conduite, leurs écrits ou leurs paroles, auraient tenté d’égarer le peuple, et ceux qui, par leurs emplois sous l’ancien régime, rappelaient des prérogatives usurpées par les despotes.
C’était fou. Les Girondins du comité perdaient-ils le sens ! « Plutôt mourir, s’écria Vergniaud, que de consentir à l’établissement de cette inquisition vénitienne ! » Les exagérés de la Montagne trépignaient sur les banquettes et dans les tribunes. « Il faut au peuple ou cette mesure de salut ou l’insurrection », criait Amar. Claude protesta vigoureusement, affirma que la condition même d’un tel tribunal devait être son indépendance, et qu’il devait avoir pour élément essentiel non pas des juges mais un jury. Barère et maint autre défendirent avec force cette opinion. Boyer-Fonfrède demanda que les jurés fussent pris non seulement à Paris mais dans les départements.
La journée s’était écoulée, on siégeait depuis dix heures du matin. Pour en finir, Gensonné, qui présidait, mit les propositions aux voix. La majorité décida : 1 o qu’il y aurait des jurés, 2 o qu’ils seraient pris moitié à Paris, moitié dans les départements, 3 o qu’ils seraient nommés par la Convention. Là-dessus, Gensonné annonça une suspension d’une heure, et l’on descendait des gradins, lorsque Danton, escaladant les marches de la tribune, lança d’une voix grondante : « Je somme tous les bons citoyens de rester à leur place ! » Les députés s’arrêtèrent pour l’entendre. « Quoi, poursuivit-il, quand Dumouriez est peut-être enveloppé, vous songeriez à délaisser votre poste sans avoir pris les grandes mesures qu’exige le salut public ! Les ennemis de la liberté lèvent un front audacieux. Partout confondus, ils sont partout provocants. Eh bien ! arrachez-les à la vengeance populaire, l’humanité vous l’ordonne. »
À droite, s’éleva la voix profonde de Lanjuinais jetant un seul mot à la face de l’orateur, comme un paquet de boue et de sang : « Septembre ! » Mais de toutes parts on répliquait : « À l’ordre, Lanjuinais ! » Et Danton, dominant tous les bruits : « Le salut du peuple exige des moyens terribles. Il ne peut y avoir aucune commune mesure entre les formes habituelles de la justice et un tribunal révolutionnaire. L’Histoire atteste cette vérité, et puisqu’on a osé rappeler les journées sanglantes sur lesquelles tout bon citoyen a gémi, je dirai, moi, que faute d’un tribunal de ce genre, nulle puissance humaine n’était dans le cas d’arrêter le débordement de la vengeance nationale. Soyons terribles pour dispenser le peuple de l’être.
— Tu agis comme un roi ! lui cria-t-on.
— Et toi, tu parles comme un lâche ! »
Ah ! ce
Weitere Kostenlose Bücher