Les autels de la peur
les meneurs de la faction des hommes d’État ? Ils saisissent avidement cette phrase, ils se hâtent d’envoyer des émissaires parmi les femmes attroupées devant les boutiques des boulangers, pour les pousser à enlever, à prix coûtant, du savon, des chandelles et du sucre, de la boutique des épiciers détaillistes, tandis que ces émissaires pillent eux-mêmes les boutiques des pauvres épiciers patriotes ; puis ces scélérats gardent le silence tout le jour, ils se concertent dans un conciliabule nocturne, tenu rue de Rohan chez la catin de Valazé, et ils viennent le lendemain me dénoncer à la tribune comme provocateur des excès dont ils sont les premiers auteurs. »
Le spectacle de la Convention irritait Bernard qui s’impatientait en outre de rester à ne rien faire quand les opérations commençaient de reprendre et que deux cent soixante mille hommes de la nouvelle coalition menaçaient tout le nord-est. Enfin, la gravité de la situation acheva de rappeler Danton à lui-même. Robespierre lui amena, un matin, le jeune général. Celui-ci ne retrouva pas le personnage tonitruant et hâbleur qu’il avait rencontré chez Claude l’hiver précédent. Avec simplicité, Danton reconnut que, mise en coupe réglée par Cambon, qui entendait bien lui faire payer les frais de la guerre, bouleversée dans ses institutions par les commissaires trop pressés d’y implanter de but en blanc la démocratie républicaine, la Belgique était en pleine anarchie. On ne pouvait plus compter que sur un petit nombre de patriotes. Les votes de réunion prononcés par les espèces de Conventions régionales, à Liège, à Bruxelles, à Mons, ne l’avaient été que sous l’intimidation et la crainte des Jacobins locaux. Cela ne répondait pas à la volonté réelle du pays où, il fallait hélas le dire, le plus grand nombre était présentement tout disposé à rappeler les Autrichiens pour se délivrer des Français. Il importait absolument d’en tenir les coalisés à distance, et, dans ce but, de mettre aussi vite que possible la main sur la Hollande. Les réfugiés bataves de 1787 proposaient à Dumouriez d’envahir la Zélande. Ce n’était pas un bon plan. On devait au contraire, avec une vingtaine de milliers d’hommes, foncer rapidement vers l’intérieur en se glissant entre Berg-op-Zoom et Bréda, traverser la petite mer du Bielbos, courir par les embouchures des fleuves jusqu’à Leyde et Amsterdam. Ensuite, en se rabattant, on prenait les défenses à revers, on faisait tout tomber entre soi et le reste de l’armée arrivant par Nimègue et Utrecht.
Bernard décida de partir le jour même. Il tenait depuis longtemps son bagage prêt et avait reçu la visite de Jean Sage, résolu finalement à le suivre. De toute façon, avec le décret du 24 sur le recrutement des trois cent mille hommes, qui mettait à la disposition du ministre de la Guerre les gardes nationaux ou anciens gardes nationaux non mariés ou mariés sans enfants ou veufs sans enfants, de dix-huit ans jusqu’à quarante-cinq, Sage devrait nécessairement rejoindre l’armée. Il préférait y revenir comme domestique d’un général que comme simple troupier. En sortant de la cour du Commerce, Bernard l’envoya prévenir par un commissaire et se hâta vers la rue Saint-Nicaise. Passant par le Pont-Neuf, il eut l’idée de monter chez les Dubon pour leur faire ses adieux, tout en pensant qu’il n’y trouverait personne. La demie de dix heures sonnait. L’une des premières giboulées qui annonçaient mars tout proche criblait fugitivement la Seine.
Dubon n’était pas là, bien entendu. Gabrielle non plus, mais il y avait Claudine, studieusement occupée à son piano-forte. Bernard s’excusa de l’interrompre, lui apprit qu’il partait dans quelques heures et la pria de dire à ses parents combien il regrettait de ne point les voir une dernière fois.
« N’avez-vous pas encore un instant ? Maman va revenir », répondit-elle du bout des lèvres. Elle déroba ses yeux, se détourna. Au mouvement de ses épaules, il comprit qu’elle pleurait.
« Claudine ! » s’écria-t-il en s’avançant vers elle.
Elle se retourna soudain et, se jetant à son cou, l’embrassa désespérément avec une avidité gauche et passionnée. Elle pesa, un instant, de tout son corps contre lui. Puis, terrifiée de son audace, étouffée par les pleurs, elle s’échappa, le laissant stupéfait, le goût de ces larmes sur les
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