Les autels de la peur
prussienne à la frontière française. Ces tronçons s’éparpillaient entre Lille et Givet, sous le commandement de Dampierre. À l’intérieur, l’état de choses n’était pas moins tragique. La grande conjuration des ci-devant et des prêtres ultramontains, un moment paralysée par la mort de La Rouerie, reprenait dans l’Ouest avec une violence et une ampleur extrêmes, soutenue par les Anglais. Un complot fomenté par eux et les émigrés venait d’être découvert à Rennes. Aux alentours de cette ville et de Nantes, plusieurs milliers de paysans rassemblés se battaient contre les gardes nationales. Orléans, où Léonard Bourdon, délégué par l’Assemblée, disait avoir échappé de peu à un assassinat, se trouvait en pleine insurrection. À Lyon, à Marseille où avaient été expédiés et incarcérés les membres de la famille Égalité que l’on avait pu saisir, la guerre civile menaçait. Au ci-devant Palais-Royal, une foule parlait de couper la tête aux accapareurs et de marcher sur la Convention pour exiger la taxation des denrées.
La cause profonde de ces désastres et de cette agitation ne faisait aucun doute : c’était la faiblesse, ou plutôt l’inexistence, de l’exécutif. Simples agents de l’Assemblée, les ministres ne prenaient nulle initiative, et l’Assemblée ne leur donnait nulle impulsion parce qu’elle-même se perdait en verbiage. Le moindre projet de décret, renvoyé à une commission, demandait plusieurs jours d’étude et de remaniements, quand il aurait fallu décider aussitôt. Cependant, on gaspillait des heures à recevoir des pétitionnaires, à écouter des discours trop souvent vides. Oui, sans doute, sous l’aiguillon des circonstances, venait-on de prendre certaines mesures énergiques : arrestation des séides d’Égalité, Sillery, Laclos ; menace de mort pour tout général qui ouvrirait avec l’ennemi des pourparlers étrangers aux nécessités ordinaires de la guerre ; extension des visites domiciliaires, de la qualification de suspects à tous les prêtres non constitutionnels, aux anciens détenteurs de charges, aux fonctionnaires ou officiers destitués ; inscription obligatoire, aux portes des maisons, du nom de chaque habitant. Ces mesures seraient vaines, comme tant d’autres précédentes, s’il n’existait pas un pouvoir pour veiller à leur application. L’impuissance du Comité de défense générale consternait ses membres eux-mêmes. Il fallait en finir. En leur nom, Isnard, montant à la tribune, déclara :
« Je demande que l’on mette en discussion dès maintenant un projet quelconque relatif à l’organisation du pouvoir exécutif qui, dans ce moment, n’existe pas. Le Comité de défense ne peut travailler efficacement au salut public. Il est composé de vingt-cinq membres. C’est trop, car il s’embarrasse et se paralyse par la manie délibérative et le nombre des délibérants. En outre, tous les députés sont libres d’assister à ses délibérations, il n’y a pas moyen de les tenir secrètes quand leur objet le réclamerait. Je demande l’établissement d’un véritable comité de surveillance nationale. »
Claude appuya. Il donna sa démission du Comité de défense impuissant. Bréard, de la Charente-Inférieure, dit que Dumouriez avait été informé de toutes les mesures décidées secrètement contre lui, et ajouta : « Il faut absolument, non point s’emparer du pouvoir, mais investir quelques députés de la confiance et des moyens nécessaires pour surveiller les travaux du Conseil exécutif, les coordonner, les accélérer. » Barère intervint à son tour pour soutenir cette idée contre le soupçon qu’elle provoquait immédiatement : « J’ai voué une haine impitoyable à toute espèce de tyrannie, et je ne viendrai pas à cette tribune défendre des mesures qui pourraient même n’avoir que de la tendance à une dictature quelconque. Il suffit de nous entendre et de ne pas nous donner des terreurs imaginaires, pour organiser un bon comité de salut public. »
Le débat fut reporté au lendemain. Entre-temps, Claude eut sur ce sujet une discussion avec Jean Dubon. Lui aussi déplorait l’absence d’un pouvoir énergique, cependant un comité formé de conventionnels lui semblait plein de risques. « Tu en viens, mon ami (maintenant les deux beaux-frères se tutoyaient), tu en viens à ce que tu as toujours, comme moi, voulu éviter : la confusion du législatif et de
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