Les autels de la peur
procession dans la rue Saint-Martin. Tout le monde se découvrait ou se prosternait au passage du Saint-Sacrement. Le poste de la section Bon-Conseil sortit en armes pour lui rendre les honneurs.
L’atmosphère de Paris et les préparatifs d’insurrection étaient tout différents de la fièvre et des sinistres apprêts de septembre 92. « Je ne vois là, dit Claude, rien dont les bons citoyens doivent s’alarmer. » Barère, qui, cette fois, sentait le vent bien établi, démontra que si l’action populaire rompait avec les formes légales, elle n’en était pas moins légitime : en proclamant le danger de la patrie, la Législative n’avait-elle pas remis au peuple le soin de se sauver lui-même ? Eh bien, aujourd’hui encore la patrie était en danger et le peuple prenait les moyens de la sauver.
« Je propose, dit Danton – car il fallait une conclusion pour le procès-verbal –, je propose que le Comité invite le citoyen maire et le citoyen syndic à se rendre devant la commission des Douze afin de lui fournir ces explications. Ce sont les Douze, n’est-ce pas, non pas nous, que la droite a chargés de réprimer les autorités parisiennes ».
La proposition était d’une logique vengeresse et d’une puissante ironie, car il ne restait à la commission des Douze qu’un seul pouvoir : celui de s’indigner. « Le Comité adopte l’avis du C ien Danton », inscrivit Lindet, secrétaire. Aucun des amis des Brissotins n’avait osé protester.
À la nuit pleine, le tocsin sonna. Claude était rentré d’assez bonne heure pour rassurer Lise. Malgré sa déclaration au Comité il ne laissait pas d’éprouver du souci. Comment ne pas se sentir angoissé par cette attaque contre la représentation nationale, dont Maximilien, Danton, Marat même, avaient tout d’abord repoussé l’idée avec indignation. Menacer la Convention dans son sanctuaire, c’était bien autre chose que d’assaillir une monarchie usurpatrice : c’était faire violence à la nation, c’était s’attaquer soi-même. Un Legendre y renâclait, si furieux qu’il fût.
« Et je suis sûr, dit Claude à sa femme, que le moindre geste de la Gironde vers Danton suffirait à changer l’événement.
— Le souhaites-tu, mon ami ? »
Il marcha songeusement vers la fenêtre, regarda sans les voir les toits gris du palais, le dôme du pavillon de l’Unité avec son bonnet phrygien qui se dressait, tout noir à cette heure, sur le ciel. Il revint à Lise et, secouant la tête : « Tu as raison. Non, je ne le souhaite pas. Ce serait un rapetassage, nous retomberions dans l’ornière. Je veux qu’ils s’en aillent. »
Ils ne pouvaient plus guère douter de s’y voir réduits. Brissot, logeant à Saint-Cloud, avait pris la fuite avant la fermeture des barrières. Buzot, Guadet, Barbaroux, Rabaut-Saint-Étienne, Bourgoin étaient réunis, en armes, avec Louvet, dans la retraite où il les avait déjà conduits au 10 mars. De là, ils entendaient le tocsin, auquel s’ajoutèrent, dès l’aube, les roulements du rappel général. Les six hommes n’en décidèrent pas moins de se rendre à la Convention. Ils comptaient encore, malgré tout, rallier une majorité contre la Montagne. À cinq heures, ils partirent, portant ostensiblement leurs cannes à épée, Bourgoin un sabre, tous des pistolets. Pleins de fermeté, ils étaient résolus à lutter farouchement pour leur république. Ils ne l’aimaient pas moins que les Montagnards la leur. Seul, Rabaut manquait non point de courage mais d’espoir. Illa suprema dies ! répétait-il en suivant ses compagnons vers les Tuileries.
Dans le petit matin perlé, piquant, les hommes des sections armées, appelés par le tambour, sortaient en hâte de chez eux, la pique ou le fusil au poing, la plupart en carmagnole et pantalon de toile à rayures, bonnet rouge. Beaucoup d’entre eux, comme la plus grande partie des Parisiens, ignoraient totalement ce qui se passait. On avait entendu le tocsin sans comprendre. Et maintenant, la générale ! Les femmes s’interpellaient de fenêtre à fenêtre. Seuls les habitués des assemblées de section, un petit nombre, savaient. Les autres se demandaient s’il allait y avoir de nouveaux massacres ou des pillages. Circonspects, les commerçants se gardaient d’ouvrir leurs boutiques. Les premiers chalands, venus pour faire la queue avant d’aller au travail, s’impatientant, heurtaient du poing les volets. Sur toutes les
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