Les autels de la peur
nationale suffirait au ralliement. Tout autre insigne, tout drapeau autre que le drapeau tricolore seraient réputés séditieux. Toute rébellion serait punie de mort.
La droite s’insurgeait contre un tel projet en opposition totale avec la loi constitutionnelle. C’est l’exécutif qui a commencé de la trahir, répondait la gauche. Il vous est facile de le prétendre, mais prouvez-le, protestaient les Feuillants ; vous êtes des factieux. Et vous, des traîtres, clamaient les Montagnards. Claude aurait voulu entendre ce que Vergniaud dirait là-dessus. Ce n’était pas possible : il devait requérir lui-même contre un assassin, à défaut du substitut Faure, malade.
Lise alla donc seule au Manège où elle retrouva les Roland. N’étant plus ministres – il fallait ici employer le pluriel – ils avaient des loisirs. Le beau Barbaroux, qui s’était énergique-ment employé à faire venir de Marseille un bataillon de fédérés, accompagnait le ménage. Lise se demanda malicieusement si la chronique scandaleuse, trop encline à prêter des amants à l’appétissante Manon, ne pourrait pas, cette fois, lui en donner un à juste titre. On sentait entre eux comme un courant. L’homme, avec ses cheveux bouclés, très noirs, son teint clair, ses yeux ardents, était fort beau, – un peu trop avantageusement au regard de Lise pour qui nul n’éclipserait jamais la sobre et mâle beauté de Bernard. Il y avait quelque chose d’indéfinissablement vulgaire dans l’éclat de ce trop resplendissant jeune homme. On se rappelait la splendeur triviale des héros d’Homère, ces Achaïens chevelus. Au contraire, Vergniaud, avec ses traits bien plus ordinaires : le visage grêlé, le dessous de l’œil lourd, les narines fortes, les pommettes marquées, montrait une distinction un peu molle sans doute mais très attirante. Tandis qu’il gagnait la tribune, la salle, comble, l’applaudit par avance. On était venu là pour lui, en masse. Hors les aristocrates qu’il écrasait de son éloquence, tout le monde l’estimait, même le Journal de Paris et le plus feuillant de ses rédacteurs : le fulgurant André Chénier.
Appuyé des deux mains à la tablette de la tribune, Vergniaud commença par noter les singularités de la situation : « Nos armées du Nord, dit-il, avançaient sans obstacle en Belgique. Soudain elles se replient, on ramène la guerre sur notre territoire. Il ne restera de nous aux malheureux Belges que le souvenir des incendies éclairant notre retraite. Or, du côté du Rhin, les Prussiens s’accumulent incessamment sur nos frontières découvertes. Comment se fait-il que ce soit au moment d’une crise si décisive pour l’existence de la nation, que l’on suspende le mouvement de nos armées, et que, par une désorganisation subite du ministère, on rompe les liens de la confiance, on livre à des mains inexpérimentées le salut de l’empire ? Serait-il vrai que l’on redoute nos triomphes ? Est-ce du sang de l’armée de Coblentz ou du nôtre que l’on est avare ? Si le fanatisme des prêtres menace de nous livrer à la fois aux déchirements de la guerre civile et de l’invasion, quelle est donc l’intention de ceux qui font rejeter avec une invincible opiniâtreté la sanction de nos décrets ? Veulent-ils régner sur des villes désertes, sur des champs dévastés ? Quelle est au juste la quantité de larmes, de misères, de sang, de morts qui suffit à leur vengeance ? Et vous, messieurs, dont les ennemis de la Constitution se flattent d’avoir ébranlé le courage, vous dont ils tentent chaque jour d’alarmer les consciences en qualifiant votre patriotisme d’esprit de faction, comme si vous aviez oublié qu’une Cour despotique et les lâches héros de l’aristocratie ont donné ce nom de factieux aux représentants qui prêtèrent le serment du Jeu de Paume ; vous que l’on calomnie parce que vous êtes étrangers à la caste orgueilleuse que la Constitution a renversée dans la poussière, et que les hommes dégradés qui regrettent l’infâme honneur de ramper devant elle n’espèrent pas trouver en vous de complices ; vous que l’on voudrait aliéner du peuple parce qu’on sait que le peuple est votre appui ; vous que l’on cherche à diviser, mais qui ajournerez après la guerre vos divisions et vos querelles ; vous enfin qui savez qu’aux débuts de la Révolution le sanctuaire de la liberté fut environné par les satellites du
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