Les autels de la peur
en outre ; d’où tire-t-il tout son argent ? » Oui, sans doute, il était en train de s’enrichir, et l’on se demandait comment. Néanmoins, si l’on en venait à choisir, Claude le préférerait, estimant qu’avec de bons ministres pour le raisonner, l’assagir, Danton serait un bien meilleur chef de l’exécutif que l’ombrageux Maximilien. « Et vois-tu, disait-il à Lise, s’il en arrivait là, eh bien j’accepterais d’être un de ces ministres. » L’éventualité semblait fort peu probable, il y avait beaucoup plus de chances pour que la Révolution fût écrasée par la Cour et les armées étrangères. Que deviendrait-on alors ? Les patriotes devraient émigrer à leur tour. Où trouverait-on asile ? Pas dans les royaumes du continent, à coup sûr. En Angleterre ? En Amérique ? Barbaroux, au club, s’était écrié : « Si l’on est réduit à la dernière extrémité, il faudra se retirer dans le Midi et y fonder une république qu’on pourrait étendre, un jour, comme Charles VI avait étendu son royaume de Bourges. Auparavant, n’avons-nous pas, pour organiser la résistance, les rochers et les rivières du Limousin ? »
Tout, au milieu de ce splendide été, était sombre, angoissant et surtout confus. Confusion accrue pour Claude du fait que son travail, au tribunal surchargé d’affaires dues au trouble des temps, l’absorbait de plus en plus. Il ne pouvait suivre la chose publique de près, comme le faisaient Robespierre, Desmoulins (c’était bien un fils qui lui était né), Danton auquel la Commune laissait maint loisir, Legendre et bien d’autres. Il ne les voyait plus guère que le soir aux Jacobins, où du reste il n’allait pas toujours régulièrement, retenu par de longues audiences ou par l’étude d’un dossier qu’il emportait chez lui. Il avait cependant découvert, dans la salle du comité de correspondance, une réunion de nouveaux venus et de quelques vieux Cordeliers, dont Santerre. C’était, lui confia celui-ci, un comité central clandestin formé par les fédérés pour organiser la lutte contre la Cour. Claude traduisit : l’insurrection. Comme il demandait si l’on préparait un mouvement pour le 14 : « Non, répondit le brasseur, à moins que nous soyons obligés de nous défendre. Si la Cour ne fait rien, nous ne ferons rien non plus. Nous ne sommes pas en force : les fédérés ne seront encore que deux mille. Il faut attendre le contingent breton et surtout les Marseillais. Leur gros n’arrivera pas avant les derniers jours du mois. »
En effet, au contraire de ce qu’avait annoncé Danton et de ce que craignait la Cour, qui, elle, attendait les Allemands, le samedi 14 juillet se passa sans incident. Les monarchistes du Département et de la Commune avaient voulu conférer à la fête une solennité particulière, pour souligner la position constitutionnelle du Roi. Claude y participa en corps avec toutes les autorités du Département, des districts, la Commune, l’Assemblée. À cinq heures du matin, le rappel général battait, et, d’heure en heure, les salves de soixante pièces de canon faisaient vibrer les vitres. On posa, sur l’emplacement de la Bastille, la première pierre d’une colonne dédiée à la liberté. Le Roi, invité à cette cérémonie, s’était abstenu. Il prévoyait une tentative d’assassinat. La Reine avait obtenu qu’il revêtît un gilet à l’épreuve des poignards. Nanti de cette faible défense, il attendait avec sa famille dans les appartements de l’Ecole militaire.
Lise se trouvait sur les gradins, près de la grille du Gros-Caillou, en compagnie de sa belle-sœur et de sa nièce : Claudine, de M me Danton, Camille et Lucile Desmoulins qui avaient mis leur nouveau-né : le petit Horace, en nourrice à l’Isle-Adam, avec le second fils de Danton. Lise n’était pas revenue au Champ de Mars depuis la veille du massacre. Elle ne pouvait s’empêcher de l’imaginer tel qu’il avait dû être en ce sanglant 17 juillet : les degrés de l’autel couverts de blessés, de morts, de flaques pourpres. Ce souvenir planait dans l’air radieux et chaud, par-dessus l’immense rectangle planté, pour la circonstance, de quatre-vingt-trois tentes ouvertes représentant les départements, chacune flanquée d’un peuplier au sommet duquel flottaient des banderoles aux trois couleurs. Deux tentes plus grandes étaient destinées, l’une au Roi et à l’Assemblée, l’autre
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