Les Bandits
bâtit pour un temps une Nouvelle
Jérusalem. Dans des situations de type moderne, des mouvements ou des
organisations révolutionnaires peuvent prendre le pouvoir. Mais il arrive qu’après
leur triomphe ils voient eux aussi les bandits activistes reprendre leur
existence marginale de hors-la-loi et s’allier, dans une résistance de plus en
plus vouée à l’échec, aux derniers défenseurs du bon vieux temps et autres « contre-révolutionnaires ».
Quels sont donc les rapports entre les bandits sociaux et
les mouvements révolutionnaires modernes, qui sont tellement éloignés du vieux
monde moral dans lequel ils vivent ? Il n’y a pas vraiment problème quand
ces mouvements sont des mouvements d’indépendance nationale, dont les
aspirations s’expriment facilement en des termes que peut comprendre un monde
politique archaïque, même s’il n’existe en réalité que très peu de points
communs. C’est pourquoi le banditisme s’intègre sans mal à ce genre de
mouvements. Giuliano mit ses armes au service des massacreurs de communistes
athées aussi facilement qu’il se fit le champion du séparatisme sicilien. Les
mouvements primitifs de résistance à la conquête, résistance tribale ou
nationale, montrent parfois des liens caractéristiques entre
bandits-guérilleros et sectes populistes ou millénaristes. Dans le Caucase, où
la résistance du grand Shamyl à la conquête russe avait pour base le
développement du muridisme chez les musulmans d’origine, le muridisme et d’autres
sectes analogues avaient la réputation, même au début du XX e siècle, de fournir aide, protection et idéologie au
célèbre bandit-patriote Zelim Khan. Celui-ci portait toujours sur lui un
portrait de Shamyl. En contrepartie, deux nouvelles sectes nées chez les
montagnards Ingush à cette époque, l’une prêchant la guerre sainte, l’autre
formée de quiétistes non violents, les deux étant aussi portées à l’extase l’une
que l’autre et tirant peut-être leur origine de Bektashi, considéraient Zelim
Khan comme un saint [119] .
Point n’est besoin d’être très subtil pour voir le conflit
entre « notre peuple » et « les étrangers », entre
colonisés et colonisateurs. Il se peut que les paysans des plaines hongroises
qui devinrent les bandits-guérilleros du célèbre Rosza Sandor après la défaite
de la révolution de 1848-1849 aient été amenés à se rebeller en raison d’un
certain nombre de décisions prises par le régime autrichien victorieux, par
exemple la conscription. (Les hors-la-loi sont souvent des gens qui répugnent à
devenir soldats ou à le demeurer.) Mais ce n’en étaient pas moins des « bandits
nationaux », bien que leur interprétation du nationalisme fût peut-être
très différente de celle des hommes politiques. Le célèbre Manuel Garcia,
« roi de la campagne cubaine », qui avait la réputation de pouvoir à
lui tout seul tenir tête à dix mille soldats, envoya tout naturellement de l’argent
à Marti, père de l’indépendance cubaine. La plupart des révolutionnaires n’aiment
pas beaucoup les criminels, et l’apôtre refusa l’argent. À la suite d’une
trahison, Garcia fut tué en 1895 parce que – c’est tout au moins ce que l’on
dit encore à Cuba – il était sur le point de lier son sort à celui de la
révolution.
Les bandits prennent donc part assez souvent à des combats
de libération nationale, même s’ils le font plus fréquemment là où le mouvement
de libération nationale se rattache à une tradition sociale ou à une tradition
de résistance à l’étranger que là où il vient d’être introduit par des
professeurs et des journalistes intrus. Dans les montagnes grecques, qui
connaissaient à peine l’occupation et n’avaient jamais été soumises à une
administration efficace, les
clephtes
jouèrent un rôle plus important dans les combats de libération qu’ils ne le
firent en Bulgarie, où la conversion à la cause nationale de
haïdoucs
aussi éminents que Panayot
Hitov fut accueillie comme une nouvelle sensationnelle. (Il faut dire néanmoins
que les montagnes grecques jouissaient d’une assez grande autonomie, grâce aux
formations d’« armatoles », qui en principe servaient de police aux
suzerains turcs, mais qui ne le faisaient en réalité que quand cela les
arrangeait. Un capitaine d’armatoles pouvait du jour au lendemain se retrouver
chef de
clephtes
, et
vice versa
.) Quant au rôle joué
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