Les Bandits
c’est-à-dire du bon tsar qui
connaissait le peuple et prendrait la place du méchant tsar des
boyards
et de la noblesse terrienne. Les
grandes révoltes paysannes des XVII e et XVIII e siècles en basse Volga furent le fait de cosaques – Bulavin,
Bolotnikov, Stenka Razin (héros de chansons populaires) et Yemelyan Pougatchev
– et les cosaques étaient à l’époque des communautés de paysans libres et
pillards. À l’image du rajah Kalyan Singh, ils faisaient des proclamations
impériales ; leurs hommes, comme les brigands d’Italie du Sud dans les
années 1860, tuaient, brûlaient, pillaient et détruisaient les documents écrits
qui légalisaient le servage et la sujétion, sans d’ailleurs suivre aucun programme
sinon la destruction de l’appareil oppressif.
Le banditisme peut ainsi devenir le mouvement
révolutionnaire et le dominer, mais ce n’est pas la règle. Ainsi que nous l’avons
déjà vu (p. 28-30 éd. anglaise), ses limites, à la fois techniques et idéologiques,
le rendent peu apte à autre chose que des opérations momentanées menées par
quelques dizaines d’hommes, et son organisation interne ne fournit pas de
modèle qui puisse être étendu aux dimensions d’une société tout entière. Même
les cosaques, qui avaient constitué des communautés permanentes à la fois
importantes et structurées et qui pouvaient mobiliser un nombre d’hommes
considérable pour leurs raids, ne servaient pas de modèle lors des grandes
insurrections paysannes, auxquelles ils fournissaient seulement des chefs. S’ils
mobilisaient les paysans, c’étaient en tant que « tsars du peuple », et
non en tant qu’« atamans ». Aussi le banditisme intervient-il plus
souvent dans les révolutions paysannes simplement comme un des aspects
multiples de la mobilisation ; et il a conscience d’en être un aspect
mineur, sauf dans un domaine, celui des combattants et des chefs de guerre qu’il
fournit. Avant la révolution, il peut être, selon la formulation d’un
spécialiste compétent de l’agitation paysanne en Indonésie, « un creuset d’où
sortit, d’une part, un réveil religieux et, d’autre part, la révolte [117] ». Quand la
révolution éclate, il peut se fondre dans le grand soulèvement millénariste :
« Des bandes de
rampok
poussaient comme des champignons, rapidement suivies par les foules qui, pleines
de l’attente d’un Mahdi ou d’un millenium, formaient des groupes et se
mettaient en marche [118] . »
(C’est là une description du mouvement javanais après la défaite des Japonais
en 1945.) Mais, sans le messie attendu, sans chef charismatique, sans « juste
roi » (ou quiconque prétend à cette couronne) ou – pour reprendre l’exemple
de l’Indonésie – sans des hommes comme les intellectuels nationalistes conduits
par Sukarno et qui vinrent se greffer sur le mouvement, les phénomènes de ce
genre sont susceptibles de disparaître pour ne laisser derrière eux, en mettant
les choses au mieux, que des actions d’arrière-garde menées par des guérilleros
dans les campagnes reculées.
Néanmoins, quand le banditisme et l’exaltation millénariste
qui l’accompagne ont à ce point réussi à mobiliser les foules, on voit souvent
apparaître les forces qui transforment la révolte en un mouvement visant à
bâtir un État ou à changer la société. Dans les sociétés traditionnelles
habituées à l’apparition et au déclin de régimes politiques qui ne modifient
pas les structures sociales fondamentales, la noblesse terrienne, l’aristocratie,
et même les fonctionnaires et les magistrats peuvent alors reconnaître les
signes annonciateurs d’un changement imminent et considérer que l’heure est
venue de réviser judicieusement leurs positions et d’assurer de leur loyauté
ceux qui vont sans aucun doute mettre en place de nouvelles autorités. De leur
côté, les forces expéditionnaires pensent également à changer de camp. Il arrive
que s’installe une nouvelle dynastie, forte du « mandat du Ciel ». Alors,
pleins d’un espoir qui ne manquera pas de se transformer en désillusion, les
hommes pacifiques se calment et reprennent leur ancien mode de vie. De ce fait
le nombre des bandits diminue ; il ne reste plus que la quantité de
hors-la-loi à laquelle on peut raisonnablement s’attendre, et les prophètes
redeviennent des prédicateurs à la petite semaine. Parfois, mais c’est plus
rare, apparaît un chef messianique qui
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