Les Bandits
opposition à la société chrétienne.
Ce qui m’amène à la quatrième critique, qui, contrairement
aux trois premières, considère que la distinction entre le banditisme social et
les autres types de banditisme ne tient pas, en raison du fait que
tout
crime constitue une forme de
contestation et de révolte sociale. Cet argument trouve sa forme la plus
achevée dans l’étude que Carsten Küther a consacrée au monde criminel allemand
du XVIII e siècle, étude dans laquelle il critique
par conséquent mon ouvrage [183] .
On peut trouver des arguments similaires dans la grande étude de Blok sur l’une
de ces bandes, les formidables
Bokkerijders
hollandais (1730-1774) [184] .
Cet argument exige d’être développé un peu plus longuement, non
seulement parce que le thème du « monde criminel » n’est qu’effleuré
dans le corps du texte, mais parce qu’il soulève des questions importantes au
sujet de la structure des sociétés européennes, et notamment au sujet de la
distinction profonde, et désormais tombée dans l’oubli, que ces sociétés
faisaient entre les occupations « honorables » (
ehrlich
) ou « respectables »
et celles qui étaient « déshonorables » (
unehrlich
) ou peu respectables [185] . Les bandits
sociaux n’ont jamais cessé de faire partie de la société aux yeux des paysans, quoi
qu’aient pu en dire les autorités, tandis que le monde criminel formait un
groupe à part et recrutait largement parmi les marginaux. Il est tout à fait
significatif que les termes allemands
ehrlich
et
unehrlich
aient acquis la
signification de « honnête » et « malhonnête », alors qu’ils
sont dérivés du terme qui signifie « honneur ». Comme d’habitude, la
distinction est plus claire en pratique qu’en théorie. Tout comme le reste de
la paysannerie sédentaire, les bandits sociaux appartenaient au monde « comme
il faut » des gens respectables et « honorables » (
ehrlich
), à la différence des criminels,
qui avaient souvent l’habitude, qu’ils ont parfois gardée, de se déclarer « malhonnêtes »
ou « pas très droits » (
krumm
).
Pour le monde criminel, la distinction était tout aussi nette : en
Allemagne, ceux qui en faisaient partie étaient les rusés
Kochemer
(terme qui, comme tant d’autres
dans l’argot criminel allemand, est dérivé de l’hébreu ou plutôt du yiddish) ;
les autres étaient les
Wittische
,
stupides et ignorants. Toutefois, il pouvait arriver que ce monde recrute
certains individus appartenant à la société établie, même si l’essentiel du
monde criminel préindustriel était composé de membres des groupes
traditionnellement marginalisés ou des réseaux familiaux criminels héréditaires.
Ainsi, en mai 1819, une bande locale de criminels souabes (la Souabe se trouve
dans l’ouest de l’Allemagne) plaça à travers la campagne des affiches qui
portaient le texte suivant :
« Si l’échafaud ne te fait pas peur
Et si le travail te rebute
Viens et rejoins-moi :
J’ai besoin de solides compagnons !
Le capitaine d’une troupe de 250 brigands [186] . »
Et en effet, comme on peut s’y attendre, les bandes
comptaient aussi parmi leurs membres des individus décrits comme les enfants de
parents « honnêtes ».
Ce qui est en jeu ici est la nature du monde criminel et des
milieux marginaux. Ce monde comprenait essentiellement deux composantes qui se
superposaient : une minorité de marginaux ou d’« étrangers » qui
vivaient parmi les gens « honnêtes » et établis, et les vagabonds
sans attaches. On pourrait ajouter à cela la poignée d’individus et de familles
« peu respectables » que comptait chaque village – les équivalents du
père de Huckleberry Finn, ou en l’occurrence de Huck lui-même. Ces éléments
étaient dans une large mesure fonctionnellement intégrés dans la société « respectable »
et « comme il faut », bien qu’ils n’y appartinssent pas : les
juifs étaient utiles au commerce du bétail ; les équarisseurs faisaient un
métier nécessaire bien que méprisé ; les affûteurs de couteaux, les
ferronniers, les colporteurs ambulants étaient indispensables, sans parler des
forains, qui formaient en quelque sorte l’industrie préindustrielle des loisirs.
Dans la mesure où la société européenne ne reconnaissait pas formellement les
castes, la situation d’écart et le caractère souvent héréditaire de l’appartenance
à ces groupes
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