Les Bandits
toutes les sociétés. Il arrive dans certains cas que l’on reconnaisse des
circonstances atténuantes pour des actes qui passent pour antisociaux ou « immoraux »,
et il est possible que ces circonstances soient plus généreusement accordées
aux pauvres, aux faibles ou à ceux qui éprouvent de la sympathie à leur égard ;
mais cela n’affecte pas le caractère antisocial des actes eux-mêmes [188] . Certaines
sociétés sont plus tolérantes que d’autres ; toutes font cependant la
distinction entre ce qui est « criminel » (immoral) et ce qui ne l’est
pas. La confusion naît dans l’esprit des observateurs qui appliquent des
critères d’une autre époque et d’un autre lieu, ou encore ceux d’autres groupes
sociaux (ce qui inclut les « autorités ») ; et les étudiants qui
essaient d’établir une analogie entre le banditisme social et le banditisme
criminel ne sont pas toujours à l’abri de tels amalgames.
Imaginons ainsi une société – ou une sous-société – très
faiblement structurée, fortement individualiste – en fait, pratiquement
acéphale tant elle rejette toute autorité interne ou externe – et
inhabituellement tolérante.
« J’pense pas qu’on ait été étroits d’esprit, comme vous
dites », se souvenait dans les années 1930 un vieil habitant de la région
des Ozarks, en Arkansas, « – en tout cas, le plus clair du temps… On a
jamais rien décidé à la hâte, mais si un gars […] continuait à chaparder, et
ben un matin il trouvait une lettre sur le pas de sa porte qui lui disait que
les gens en avaient marre de ce genre de choses, et qui lui conseillait de
quitter le district direct, avant le changement de lune. Y en avait qui nous
appelaient les
bald-knobbers
[189] , y’en avait qui
nous appelaient
white-cappers
[190] , et d’autres
nous appelaient seulement les
night-riders
[191] ,
mais pour les gens de chez nous, on était juste le comité [192] . »
Ces ruraux avaient une définition du crime à eux – mais ils
en avaient une. En revanche, l’« épidémie de braquages de banques »
qui balaya le vieux territoire indien au cours des années difficiles qui
suivirent 1914 était de nature différente. Ce n’étaient pas seulement les
bandits, mais aussi les gens ordinaires qui s’attaquaient aux établissements
bancaires. Les banquiers de l’est de l’Oklahoma ne pouvaient compter ni sur les
gardes mis à disposition par les compagnies d’assurances (de nombreuses
compagnies invalidaient les polices d’assurance parce que « le
ressentiment du public vis-à-vis des banques [était] si vif qu’il encourage [ait]
les vols ») ni sur les autorités de police locales, dont certains membres
sympathisaient avec les voleurs. En fait, « il ne fait pas de doute qu’un
sentiment des plus dangereux court à travers une large section de la population,
pour laquelle voler une banque ne constitue pas vraiment un crime [193] ». Même si
en théorie la loi punissait le braquage de banque, comme la distillation
clandestine ou (pour la plupart des citoyens dans les années 1980) l’importation
de marchandises non déclarées aux douanes ou le parking sur un emplacement
réservé, il ne constituait pas véritablement un crime. En fait, il pouvait
passer pour un acte de justice sociale et être accepté comme tel.
Comme toujours, la distinction entre un type d’action et un
autre, ou entre ceux qui en sont les auteurs, est souvent floue dans la
pratique ; tout particulièrement lorsque les actions en question sont
identiques. C’est pourquoi les voyous peuvent faire l’objet d’admiration, voire
acquérir la réputation de justiciers s’ils s’attaquent à des institutions
impopulaires ou jugées telles, et s’ils ne s’en prennent pas ouvertement aux
gens ordinaires. Même les voleurs d’aujourd’hui spécialisés dans l’attaque de
trains sont rarement considérés comme des ennemis du peuple, sans pour autant
qu’il y ait eu beaucoup de cas semblables à celui d’Al Jennings, la terreur des
chemins de fer en territoire indien : ce dernier mena une campagne aux
accents fortement populistes pour la nomination démocrate comme candidat au
poste de gouverneur de l’Oklahoma en 1914, en projetant à salles combles un
film montrant ses exploits de hors-la-loi à travers l’État [194] . Un rustaud
antisocial chassé de sa communauté dans les monts Ozark pouvait très bien
surgir ailleurs sous les traits d’un héros
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