Les Casseurs de codes de la Seconde Guerre mondiale
Une telle réticence ne semble pas avoir été de mise à Bletchley.
Lorsque les effectifs du Park gonflèrent, on logea notamment le personnel dans l’abbaye de Woburn. Woburn était assez différente de Bletchley en termes de logement. Mais l’un des logements les plus symboliques et essentiels était celui occupé par le mathématicien John Herivel, comme il l’a raconté dans ses Mémoires :
Je rentrais chaque soir dans mon logement situé non loin dans une des nombreuses maisons mitoyennes alignées le long de la route qui descendait du Park vers le pont de chemin de fer. Je disposais d’un salon à l’avant de la maison. Quand la logeuse, à savoir la propriétaire réquisitionnée par le gouvernement tout-puissant en temps de guerre, pour ME donner le gîte et le couvert dans SA maison, avait débarrassé la table, souhaité “Bonne nuit” (j’espère que je me levais bien lorsqu’elle le disait) et fermé la porte, j’étais alors complètement coupé du monde extérieur, à l’exception du bruit occasionnel faussement proustien, passant à travers des rideaux bien tirés, des pas saccadés crissant sur l’épaisse couche de neige d’une âme en peine qui montait ou descendait la colline par cet hiver 1940 d’une rudesse exceptionnelle.
Quant à moi, je m’installais chaque soir dans un fauteuil style 1900 ou fin de l’époque victorienne, très confortable, devant un feu qui sifflait et crachait à mesure qu’il prenait, alimenté par un seau à charbon le faisant durer jusqu’au milieu de la nuit.
C’est précisément dans cette pièce que John Herivel devait imaginer le raisonnement ayant contribué à craquer les codes Enigma.
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1940 : les premières lueurs
Ainsi, sans pratiquement aucune cérémonie ou, dans certains cas, après une formation plus que sommaire, les jeunes recrues s’attelaient à leurs tâches extraordinairement complexes, éreintantes et pénibles. Comme l’a rappelé Keith Batey, le travail n’avait souvent pas grand-chose à voir avec les mathématiques et était surtout une question de patience et de concentration.
La journée de travail était découpée en trois périodes : 16 heures-minuit, minuit-8 heures et 8 heures-16 heures. C’était la Section air du baraquement 10, dirigée par Josh Cooper, qui démarra assez vite le système de garde sur le modèle des 3 x 8 et cette routine s’appliqua rapidement à toute l’institution. Parmi les cryptanalystes, et plus tard chez les opératrices Wrens des bombes, le poste naturellement le moins apprécié était celui de minuit à 8 heures.
Mais l’intention était d’accélérer les travaux de déchiffrement et de traduction. Avec un ennemi qui modifiait quotidiennement le paramétrage de ses machines, on ne pouvait reporter l’exploitation du trafic intercepté.
Keith Batey se souvient que le travail n’était pas d’un niveau intellectuel insurmontable : « Je ne dirais pas que le travail demandait un gros effort. Je le qualifierais plutôt de fastidieux, précise-t-il. En fait, les tâches que j’exécutais au début dans le baraquement 6 n’exigeaient pas la présence d’un mathématicien. J’ai dit à Gordon Welchman que n’importe quelle fille pouvait s’en charger. »
Sheila Lawn se souvient elle aussi de la nature terre à terre et souvent inintéressante des tâches dont elle était chargée. « Je faisais juste mon boulot. Ce n’était pas passionnant. Je recevais ces messages, je les traduisais, je les décodais et je les traitais. Il y avait beaucoup d’informations. Les emplacements des stations de radio et des canons sur les côtes néerlandaises, belges et françaises. Et parfois sur la Méditerranée, mais je n’y ai jamais fait vraiment attention, ni posé trop de questions. C’étaient des rapports sur ce qui avait été vu, des navires, des avions, tout ce qui sortait de l’ordinaire, ainsi que des bulletins météos. »
Chez Sarah Baring, la notion de déontologie était déjà bien ancrée avant son arrivée à Bletchley, grâce au temps qu’elle avait passé chez le constructeur d’avions, près de Reading. Le travail était certes physique, mais, à Bletchley, la traduction des messages demandait aussi une grande concentration.
« Le temps était primordial, dit-elle. Vous traduisiez des messages allemands déchiffrés. Il fallait aller très vite et donc bien connaître la langue. » Elle se souvient aussi de la nécessité de
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